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L’environnement au Bangladesh

Aimez-vous les crevettes ?

L’aquaculture de crevettes : entre profit et destruction

lundi 10 mars 2014

Lorsqu’il est question du Bangladesh, on ne peut éviter de penser au défi immense auquel est présentement confronté ce minuscule pays de l’Asie du Sud : l’adaptation ardue et urgente aux effets du réchauffement climatique. Le phénomène est aggravé par une pratique destructrice et dangereusement envahissante : l’aquaculture de crevettes en région côtière.

Depuis des années, ce territoire bordant le delta du Gange tente tant bien que mal de composer avec les effets dévastateurs du réchauffement de notre planète : climat erratique, hausse dans la fréquence des cyclones, inondations et sécheresses, salinisation des terres arables, migrations forcées, pertes de moyens de subsistance, érosion des rivières, pauvreté chronique… la liste est longue et la situation, pressante.

Dans ce pays situé à peine à quelques mètres au dessus du niveau de la mer (et même au-dessous pour une partie de son territoire), les dangers liés au réchauffement climatique sont considérés comme une menace à la sécurité nationale.

L’ironie du sort a fait en sorte que le Bangladesh, un des pays les plus pauvres de la planète, ait été un de ceux ayant le moins contribué aux problèmes qui l’affligent déjà depuis plusieurs années. C’est un fait bien connu : les pays les plus riches sont à majorité responsables du réchauffement climatique et ce sont les pays les plus démunis, tels le Bangladesh, qui en sont le plus affectés.

Toutefois, un des principaux éléments aggravants en est un dont nous, occidentaux, entendons peu, voire jamais parler, mais qui est, dans les pays côtiers de L’Asie du Sud et du Sud-Est et tout particulièrement au Bangladesh, un incontournable lorsqu’on aborde la question du réchauffement climatique. Il s’agit de l’aquaculture de crevettes destinées aux marchés américain et européen.

Vers la fin des années 1980, différentes organisations internationales, telles que la FAO et le FNUD ont organisé, de concert avec le gouvernement du Bangladesh, une campagne de promotion autour de ce secteur. Ils faisaient valoir que le développement de l’aquaculture mènerait à une croissance économique rapide qui contribuerait à sortir le pays de la pauvreté chronique qui l’accable depuis sa naissance, au lendemain de la guerre d’indépendance menée contre le Pakistan en 1971 [1].

Cette politique a eu pour effet d’engendrer une croissance exponentielle de l’industrie, phénomène qu’on nomma la « blue revolution ». En 2003, l’industrie du shrimp farming a permis d’enregistrer quelques 378 millions de dollars américains en profits, faisant de l’aquaculture de crevettes l’une des industries les plus profitables au pays et élevant le Bangladesh au rang des dix plus grands exportateurs de crustacés au monde [2].

Malgré sa rentabilité, l’aquaculture de crevettes a eu comme conséquence de déstabiliser complètement l’écosystème fragile des régions côtières du pays. Les effets dévastateurs ressentis par leurs habitants ne peuvent être aussi facilement chiffrés. Leur gravité est incommensurable.

La destruction des Sundarbans , la plus vaste forêt de mangrove au monde, est probablement la conséquence la plus alarmante. L’écosystème complexe et unique de la mangrove sert de rempart naturel aux intempéries. En effet, les racines de ces arbres, à moitié submergées, réduisent les risques d’érosion du sol. Puisqu’elles sont adaptées au sol vaseux peu stables, ces racines servent de bouclier contre l’impact des énormes vagues qui balaient la côte lors de cyclones ou de raz de marée. Cet écosystème possède également une immense capacité de stockage de carbone et ses sédiments agissent tel un filtre naturel qui purifie les eaux provenant des rivières Padma, Brahmaputra et Meghna, avant qu’elles ne se déversent dans le Golfe du Bengale [3].

Aujourd’hui, la moitié du territoire anciennement couvert par la forêt des Sundarbans a été défriché pour être remplacé par des bassins d’eau saline destinés à satisfaire une demande qui ne cesse de croître [4]

Qui dit destruction de l’environnement dit aussi désolation et misère pour les millions de bangladeshis qui vivent le long de la côte ; ils voient leurs terres saisies, souvent de manière illégale et violente, sans oublier que l’eau saline nécessaire à la culture de crevettes transforme le sol - auparavant fertile et hautement arable - en terrain incultivable, en un désert où plus rien ne pousse. Ceci cause par le fait même une perte de moyens de subsistance et une migration forcée de ces paysans désormais sans ressources.

Tristement, ce sont majoritairement les plus démunis, c’est-à-dire les femmes et les enfants, qui en souffrent le plus : « fry collection is a widespread employer of children and women who are struggling at the very margins of society to survive, having lost their livelihoods due to the negative impacts of shrimp farming in the first place [5] ».

Nijera Kori, l’organisation au sein de laquelle j’effectue mon stage, travaille auprès des paysans sans terres en les aidant à s’organiser et à s’unir afin de revendiquer leurs droits les plus élémentaires, dont celui de protéger leur environnement. L’ONG est connue au Bangladesh pour son activisme en faveur du droit des femmes. Bon nombre de ses activités sont spécifiquement organisées autour du principe de « l’autonomisation des femmes (women’s empowerment) ». Les études de cas et les nombreuses recherches effectuées par l’organisation révèlent les impacts de l’aquaculture sur la situation des femmes au pays : en raison de la dégradation causée à leur environnement immédiat, elles se voient notamment obligées de parcourir de plus longues distances pour trouver de l’eau potable et de quoi nourrir leur famille, et ce, souvent seules, ce qui augmente leur risque d’être victimes d’agressions sexuelles. Ainsi : « […] les femmes sont plus à risque d’être victimes d’agressions sexuelles lorsque l’aquaculture de crevettes est présente dans leur communauté. [6] ».

Malgré les impacts environnementaux et sociaux engendrés par l’aquaculture de crevettes, la corruption endémique et l’appât du gain font en sorte que cette industrie est aujourd’hui encore florissante. D’où l’importance d’une organisation telle que Nijera Kori, qui travaille main dans la main avec les populations affectées, pour la plupart laissées pour compte par leur gouvernement et leurs élus.

L’éducation, la conscientisation et la responsabilisation des autorités locales et nationales par le biais de l’éveil populaire, ainsi qu’une révision totale de la manière dont est implantée cette industrie demeurent le seul espoir pour des millions de bangladeshis.

Pour ma part, j’y pense désormais deux fois avant de commander un "prawn curry".


[1Ahmed, Faris. 1997. In Defense of Land and Livelihood : Coastal Communities and the Shrimp Industry in Asia. Ottawa : Sierra Club of Canada, p.5.

[2Nupur, J.M. 2010. Problems and Prospects of Shrimp Cultivation in Bangladesh. Office of Research and Publications, American International University of Bangladesh, p.7.

[3Swedish Society for Nature Conservation. 2011. Murky Waters : The Environmental and Social Impacts of Shrimp Farming in Bangladesh, p.8

[4Swedish Society for Nature Conservation. 2011. Murky Waters : The Environmental and Social Impacts of Shrimp Farming in Bangladesh, p.8.

[5Khanam,K. 2009. Women Shrimp Fry Collectors at Joymonir Thota. In Gain, P. Investigative Repports Environnement and Human Rights, SEHD, p.221.

[6Les affirmations de Nijera Kori sont soutenues par e g Murtaza, G. 2004. Women in Shrimp Cultivation and their Insecurity in the Southwest Coastal Belt of Bangladesh. In Participatory Planning and Environnemental Management or Salinity Affected Coastal Regions of Bangladesh, p.78.