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Bakla

mercredi 26 février 2014

KRUS NA LIGAS, Quezon City– 10 août 2013

Je m’aventure plus tard qu’à mon habitude. Le tumulte du repas du soir est passé, et la procession de façades pastel s’est transformée en dédale bleu-gris foncé. Les lamentations des ivrognes s’emparent des ombres ; il fait noir à Krus. Le chauffeur de tricycle me dépose à l’extrême sud de Manansala, un secteur que je connais peu. Trois baklâ éméchées attirent les regards. Leurs tenues leur collent à la peau. Leurs faux cils néons se marient aux coloris de leurs bustiers. « More a girl than a girl » me lance un passant, effleurant du regard les trois travestis. En gravissant rapidement l’allée J. Francisco, je croise un couple : un jeune bakla au bras d’une brute avinée, un lalake [1] .

Les bakla [2] semblent être partout aux Philippines. Depuis les années 1970, ils ont acquis une visibilité et une réputation étonnantes sur la scène artistique. Vice Ganda [3], animateur télé, comédien et chanteur acclamé est l’une des figures homosexuelles incontournables du divertissement manillais. À l’écran, il incarne le poncif de l’homme gay efféminé et exubérant, une image qui semble s’inscrire dans le cadre établi du comportement homosexuel aux Philippines. Les bakla sont omniprésents, cette façon d’exprimer l’homosexualité est tolérée, voire pleinement normalisée au sein de la société philippine. Cependant, ce stéréotype de l’homme gay n’est que le reflet du caractère machiste et catholique de la culture philippine, une orthodoxie héritée de la colonisation espagnole.

Une étude conduite à Cebu, deuxième centre économique du pays et plaque tournante du tourisme sexuel, révèle l’étendue de ces stéréotypes et des comportements qui y sont associés. Dans ce cadre normatif, l’homme homosexuel se doit d’adopter une attitude docile et servile, analogue au rôle genré de la femme philippine, à la différence qu’il demeure pourvoyeur au sein du nid familial [4]. Généralement, les bakla remplissent cette responsabilité en travaillant dans des salons de beauté ou en tant que domestiques. L’homme gay philippin, selon les conventions, doit également être soucieux de lui-même, précieux et féminin. Sur le plan émotif, il est captif de ses émotions irrationnelles et fait preuve de vulnérabilité ; des stéréotypes répandus qui consacrent le caractère misogyne et réducteur des rôles genrés. Le confinement de l’homme gay à un statut social inférieur s’exemplifie également dans son rapport à l’autre. Un homme ayant des relations sexuelles avec un bakla reste un « homme », tant et aussi longtemps qu’il n’est pas efféminé et qu’il se détache émotionnellement de son partenaire bakla [5]. Au sein de la société philippine catholique, l’homosexualité incarne l’anomalie, puisque démise du devoir conjugal et de procréation [6].

Il est de plus en plus clair que bien que les bakla s’affichent ouvertement, ils ne sont pas pour autant affranchis des conventions traditionnelles. La tolérance généralisée à leur endroit n’est pas signe d’une certaine émancipation, mais plutôt de leur confinement à un rôle social secondaire. Les institutions gardiennes du pouvoir sont particulièrement résistantes à leur intégration. Lors du douzième congrès parlementaire (2001-2004), les forces armées et la police nationale ont déclaré que tout individu manifestant un comportement homosexuel sera licencé [7]. La loi facilite également la répression systématique des homosexuels. Sur la base d’une provision du Code pénal, il est possible d’inculper un bakla pour comportement scandaleux, offense à la décence et aux bonnes mœurs : une provision discriminatoire des plus malléables, car l’officier est libre de juger de ce qui constitue un agissement scandaleux et immoral. Il en résulte que les corps policiers ont démesurément recours à cette mesure pour châtier les homosexuels.

La représentation des homosexuels dans les hautes sphères du pouvoir politique est également empreinte d’un archaïsme sociétal. La tentative du parti LADLAD, représentant officiel des lesbiennes, gay, bisexuels et transgenres (LGBT), en témoigne. Lors des élections nationales de 2010, le parti a tenté de s’enregistrer auprès de la commission électorale ; une demande aussitôt rejetée, la commission accusant l’organisation de promouvoir l’immoralité et de corrompre la jeunesse [8].

Le bakla semble ainsi correspondre à une caricature de l’homme homosexuel, assujetti aux stéréotypes culturels et au conservatisme religieux : un homme « plus femme que femme », démis de sa masculinité. Il occupe un rôle uniquement toléré dans un cadre très réducteur, comme le prouve l’absence de mouvement de libération homosexuelle aux Philippines [9]. Le Lady Boy, l’équivalent du bakla, est également un phénomène très présent en Thaïlande, où la présence de bases militaires américaines et la prostitution récurrente qu’elles engendrent, semble aller de pair avec le foisonnement des Lady Boy. Aujourd’hui, l’archipel philippin est une destination de renom pour le tourisme sexuel. Les balka accaparent les planches des cabarets aux enseignes luminescentes des stations balnéaires de Cebu et de Boracay. Sous cette lumière, le bakla - et son homologue Lady Boy - semblent façonnés par le désir d’exotisme de l’Occident. Rôle qui n’est pas sans risque, puisque entre 2003 et 2008, les cas de VIH chez les homosexuels aux Philippines ont augmenté de 214% et l’âge moyen de diagnostic est passé de 36 ans à 29 ans [10].


[1Mot en tagalog qui signifie un vrai homme.

[2Du tagalog : adjectif désignant un homme efféminé et maniéré, qui se vêt de vêtements féminins et qui a un partenaire sexuel du même sexe biologique.

[3Il a fait sa première apparition télé en 1999, après avoir gagné le concours de beauté « Queen of Tondo ». Plus récemment, il devient la vedette de « Girl, Boy, Bakla, Tomboy », une production qui rejoindra surement le palmarès des films les plus lucratifs de l’histoire du cinéma philippin.

[4Tonette B. Lopez, « Gender and Sexuality : The Perspective of Male Homosexuals », Thèse (Cebu : Département de Sociologie et d’Anthropologie, l’Université de San Carlos, 2002).

[5Gwénola Ricordeau, « Les études gays aux Philippines. À propos de : Garcia Neil, Philippine Gay Culture », Genre, sexualité & société 1 (2009), 2.

[6Idem., 3

[7New York, Nation Unies comité de la CEDAW, Human Rights Violations on the Basis of Sexual Orientation, Gender Identity, and Homosexuality in the Philippines (Manille : la Commission Internationale pour les Droits des Homosexuels et des Lesbiennes, 2012).

[8Id.

[9Gwénola Ricordeau, « Les études gays aux Philippines. À propos de : Garcia Neil, Philippine Gay Culture ».

[10Anna C Farr et David P Wilson, « An HIV epidemic is ready to emerge in the Philippines », Journal of the International AIDS Society (2010).