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vendredi 14 mars 2014

COMPOSTELA VALLEY, Mindanao – 24 juin 2013

Une route trop cahoteuse m’empêche de noter mes premières impressions, alors que notre fourgon s’engouffre au cœur d’une jungle boueuse. Il nous faudra près de deux heures pour rejoindre le barangay [1] Nuevo Iloco, situé à trois kilomètres du conflit qui a éclaté hier matin. La région est la cible d’intenses frappes aériennes commandées par les Forces armées des Philippines (AFP). Elles visent la branche militaire du Parti communiste des Philippines (PCP), la Nouvelle Armée du peuple (NPA). En chemin, je ne peux m’empêcher de scruter les montagnes, à la recherche, moi aussi, du NPA. Avant de rencontrer les réfugiés, le barangay capitaine nous accueille dans un bureau vide, où seul un laminé de Aquino III atteste du caractère officiel des lieux. Il est d’office de rencontrer le capitaine avant de recueillir le témoignage des réfugiés.

Les Philippines sont affligées par l’une des dernières grandes luttes insurrectionnelles communistes du XXIe siècle : un prétexte dont se sert aujourd’hui l’État pour militariser les régions rurales, et qui répond au nom de l’Oplan Bayanihan. Cette stratégie contre-insurrectionnelle est parrainée par les forces armées américaines dans le cadre de la guerre contre la terreur. Dès 2001, Washington procure une assistance de 100 millions de dollars à l’AFP [2]. L’AFP institue alors une lutte contre la guérilla en visant le Front moro islamique de libération, le groupe Abu Sayyaf et le NPA : toutes des organisations figurant sur la liste officielle des organisations terroristes des États-Unis. À Mindanao, cela se traduit par l’occupation du territoire par la quasi-totalité des forces spéciales et par près de la moitié des bataillons d’infanterie de l’armée nationale [3] : une militarisation qualifiée d’abusive et à la source de violations continues des droits de l’homme, selon le rapport onusien Alston de 2007. La chasse aux cellules communistes entraine également la persécution et le déplacement forcé de la population locale. En tout, six mille cinq cent cinquante-six civils [4] ont été victimes d’évacuations forcées depuis l’entrée en poste du président Aquino : des Philippins qui demeureront légalement sous la protection de leur gouvernement, celui-là même qui est à la source de leur fuite. À plus petite échelle, l’évacuation du 23 juin 2013 est un exemple des pratiques excessives des troupes gouvernementales et de la terreur qu’elles répandent.

Un chapiteau sur le terrain de l’école de la municipalité fait office de refuge aux 248 familles évacuées depuis la veille. Les femmes et les enfants patientent à l’extérieur avant de pouvoir regagner les salles de classe, leurs abris temporaires, tandis que les hommes s’impatientent, rassemblés sur le parvis. Les animaux n’ont pas été nourris et le riz doit être récolté. Attendre trois jours avant de regagner leurs terres, comme l’ordonnent les militaires, infligera des pertes énormes à ces familles qui dépendent de cette agriculture de subsistance. De plus, bien que les réfugiés soient aujourd’hui à l’abri des coups de feu, ils se retrouvent dépendants de l’aide humanitaire précaire du Barangay d’accueil. Il n’ont en leur possession que les quelques objets qu’ils ont eu le temps de rassembler avant d’avoir dû évacuer leurs résidences. Patricia, mère de deux enfants, raconte les évènements :

Il était peut-être sept heures du matin lorsqu’un hélicoptère survola notre ferme. Mon mari, qui était déjà au travail, se précipita dans la maison pour chercher une tige de bambou, sur laquelle il attacha un tissu blanc. Il retourna à l’extérieur et la brandit dans l’espoir d’avertir l’armée que nous étions des civils. Des coups de feu retentirent, suivis par l’explosion de sept ou huit bombes. Nous avons ordonné aux enfants de prendre la fuite immédiatement. Mon mari et moi sommes restés quelques instants de plus pour tenter de rassembler nos biens les plus chers. Ma famille a été temporairement séparée.

À droite des locaux du Barangay capitaine, des uniformes militaires mis à sécher recouvrent l’amphithéâtre du village. Le camp d’évacuation de Nuevo Illoco, considéré comme unique lieu de refuge de la communauté, subit aussi une militarisation : les soldats de l’AFP se servent des installations comme retraite. Le caractère civil et humanitaire du centre d’évacuation s’en retrouve bafoué. Cette présence militaire insécurise les évacués, surtout depuis que les soldats patrouillent sur leur terre et s’enquièrent des plus récents déplacements du NPA. En ce lendemain de frappes aériennes non-ciblées, l’inquiétude est à son paroxysme : « l’AFP n’est pas là pour nous protéger. Les militaires ne nous respectent pas, nous les civils de la région, lorsqu’ils bombardent nos fermes. Nous voulons regagner nos terres et continuer notre travail dans la paix », indique un agriculteur, évincé depuis les frappes. Les communautés rurales éloignées ont peu de recours pour dénoncer les violations de leurs droits fondamentaux. Face à des agences gouvernementales notoirement corrompues, elles se retrouvent condamnées aux abus des militaires. À Mindanao, l’armée agit en toute impunité, loin des yeux du monde.

Au lendemain matin, un hélicoptère militaire survole en rase-motte Davao, le plus grand centre métropolitain de Mindanao. Je me précipite à la fenêtre de mon hôtel, nous sommes bel et bien au cœur d’une zone de conflit.


[1Un barangay, mot usuel filipino représentant l’unité administrative la plus petite aux Philippines, l’équivalent d’un village, d’un district ou d’un quartier.

[2Renato Cruz De Castro, « Abstract of Counter-Insurgency in the Philippines and the Global War on Terror. Examining the Dynamics of the Twenty-first Century Long Wars », European Journal of East Asian Studies 9.I (2010), 141.

[3Peter M. Sales, « State terror in the Philippines : the Alston Report, human rights and counter-insurgency under the arroyo administration », Contemporary Politics 15.3 (2009) : 323.

[4Selon l’Alliance pour la promotion des droits du peuple (KARAPATAN) en date du 23 avril 2012.