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Commentaires sur la stratégie du président philippin Benigno Aquino III

dimanche 23 décembre 2012

Le 25 juillet 2011, Benigno « Noynoy » Aquino III, actuel président des Philippines, prononçait son 2e discours à la nation depuis son élection en 2010.

Ce discours annuel, communément appelé SONA (State of the Nation Address) [1], est l’occasion pour le président [2] de faire le bilan sur la situation du pays et de divulguer ses intentions. Après une analyse du dernier SONA, il m’apparaît que la logique associative des concepts les plus récurrents du discours révèle certaines des stratégies utilisées par Benigno Aquino III. En combinant une dépréciation d’autrui et une valorisation de lui-même, il utilise une stratégie de dichotomisation. Il crée un problème et devient LA solution, fidèle au mythe du sauveur. Typique d’un discours de construction de la nation, le président philippin précise que c’est tous ensemble qu’ils réussiront à élever ce pays. Mais comment se manifestent toutes ces stratégies dans le dernier SONA ? Quels effets sur l’imaginaire collectif peut-on attendre de leur utilisation simultanée ?

La constante la plus évidente du discours de Benigno Aquino III est l’ardeur avec laquelle il dénigre ses prédécesseurs ou, indirectement, l’ancienne présidente Gloria Macapagal Arroyo : « The old solution : « A tree-planting photo opportunity, whose sole beneficiaries are politicians who want to look good. » [3] Impopulaire et salie par plusieurs scandales de corruption, elle s’avère la responsable idéale des problèmes qu’éprouve actuellement le pays : « You have seen their style, and, especially, where that took us. Anyone with their eyes open can clearly see which is right » L’élimination de la corruption n’est-elle pas la priorité d’Aquino ? Ses prédécesseurs se retrouvent catégorisés comme les ennemis à combattre. Ils peuvent dès lors jouer le rôle de bouc émissaire et devenir la source de tous les maux qui affectent le pays. Cette stratégie permet au président d’éloigner de lui les frustrations sociales en les dirigeants vers un coupable désigné, soit Arroyo et ses acolytes.

En opposition avec cette médiocrité, l’actuel président ne peut que paraître meilleur. Il tente de construire une image positive de lui-même, notamment en démontrant sa bonne gouvernance sur le plan économique et les bonnes intentions qui l’animent quant à l’élimination de la pauvreté et de la corruption. Il semble toutefois avoir avant tout à cœur de démontrer sa moralité : « We are […] replacing it with a culture in which merit prevails ». Bien intentionné et droit, il améliore le bien commun : « Our success […] is simply the result of doing things right ». En outre, il est intègre et remplit ses promesses : « … we have delivered. » L’utilisation de divers concepts vertueux par le président a pour effet de l’envelopper d’une aura de supériorité morale. Fréquemment utilisée depuis les révolutions anti-coloniales aux Philippines, cette tactique confère au président un certain mysticisme patriotique. Le raisonnement qui se cache derrière ses propos peut se résumer ainsi : si Benigno Aquino III désire le meilleur pour le pays, qu’il utilise des moyens vertueux pour y arriver et qu’en outre, il obtient du succès, pourquoi ne pas lui faire confiance ? Cette combinaison de dépréciation d’autrui et d’appréciation de soi résulte en un manichéisme globalisant ou il n’existe plus que le mal (ses prédécesseurs) contre le bien (lui et ses alliés).

Une fois cette vision dualistique de la situation instaurée, le terrain est préparé pour introduire le mythe du sauveur avec efficacité [4]. Arrivé à un moment de scandales, Benigno Aquino III, de par ses bonnes intentions et sa moralité, se présente comme l’homme dont le pays a besoin pour sortir de sa misère : « We are steering our government in a clear direction. » L’implantation de cette image dans l’imaginaire collectif est d’autant plus facile qu’il est le fils de Benigno Aquino Jr. [5], assassiné à cause de son opposition au dictateur Marcos [6]. Son arrivée au pouvoir représente pour plusieurs l’espoir. Afin de renforcer le tout, il suffit de laisser entrevoir à la population que sans lui, elle serait toujours sous l’emprise des méchants : « We are putting an end to them. » Cela ne vous rappelle-t-il pas un scénario ? Pour moi, ça ou Walt Disney, l’histoire se ressemble : le pauvre peuple, maltraité par un abominable personnage, est délivré par un noble chevalier et tous ensembles, ils vécurent heureux…

La fin de l’histoire est ici un élément important de la stratégie. Pour que celle-ci fonctionne, les électeurs doivent absolument croire que les interventions du « sauveur » leur permettront d’accéder à un futur meilleur. Les propos de Benigno Aquino III lors du dernier SONA ne manquent pas de nourrir cette image : « Today, we dream ; one day soon, these dreams will be a reality ». Utiliser les aspirations de chacun à une vie meilleure, les introduire dans l’imaginaire collectif comme étant le futur offert par le président et le tour est joué. Afin d’exploiter à son maximum cette tactique, Benigno Aquino III va même plus loin. En tenant des propos qui s’apparentent étrangement à ceux d’une prière, il s’assure de toucher l’imaginaire et la ferveur de la population philippine, très catholique : « A country where opportunity is available ; where those in need are helped ; where everyone’s sacrifices are rewarded ; and where those who do wrong are held accountable ». Autrement dit, gloire à Aquino ?

Évidemment, pour combattre les ennemis du pays, le président a besoin d’aide. À cet égard, la population a deux responsabilités. Elle doit, d’une part, le soutenir activement : « Ultimately, we have to unite and work together towards this progress ». D’autre part, elle ne pas lui faire obstacle. Comment ce soutien peut-il se manifester ? Soyez un bon citoyen : travaillez, payez vos impôts et n’oubliez pas que ceux qui ne sont pas avec moi sont contre nous. Le comportement attendu par Benigno Aquino III envers ses citoyens remplit deux fonctions : assurer la cohésion sociale sous son mandat en dirigeant le mécontentement vers l’ennemi commun et lui permettre une certaine liberté d’action sans contestations.

Outre la croyance en sa mission bénéfique, de quelle manière le président philippin compte-t-il procéder pour inciter la population à adopter le comportement qu’il prescrit ? En soulignant l’avantage personnel qu’ils en retireront, c’est-à-dire la fierté : « Do we not feel the pride that working in government now brings ? » Autrement dit, quand on agit bien on est récompensé, et agir bien est ici étroitement relié au président : « … you are with me, and we stand on the side of what is right ». Étant le bon de l’univers manichéiste qu’il propose, ceux qui l’appuieront pourront être fiers d’avoir contribué à l’élévation de leur pays.

À cette étape du raisonnement, il est possible de conclure que le dernier discours à la nation de Benigno Aquino III est anti-démocratique. Il n’y pas de place pour la divergence et la discussion. La seule voix à considérer pour le bien du pays est présenté comme la sienne. L’effet escompté est l’abolition du regard critique de la masse envers les actions de ses dirigeants. Les différentes stratégies combinées dans le discours traduisent une tentative de légitimation de l’exercice du pouvoir. Induisant à la masse une vision tronquée de la réalité qu’il peut manipuler en sa faveur, cette légitimation s’exerce de façon dominatrice [7]. Il n’y a aucune volonté démontrée de suivre la voix du peuple, mais plutôt celle de lui imposer les intérêts du président. Son discours ressemble en fait à ceux de construction de la nation à travers celle du citoyen [8] . Il s’agit ici de favoriser, à travers le discours politique, la formation d’une masse uniforme qui n’entravera pas l’exercice du pouvoir. Celle-ci doit être loyale, dévouée et servir en priorité les intérêts de la nation : « But we trust that in providing for your communities, you will remain committed to the straight path, and will not lose sight of the interest of the whole nation. » Si ce discours n’a rien à voir avec les exemples les plus extrêmes tel qu’Hitler [9] , il est toutefois surprenant de constater les similarités :

« To those who have chosen to tread the straight and righteous path alongside us : it is you who created this change, and it is you who will bequeath our success to your children. To the jeepney driver plying his route ; to the teachers and students coming home from class ; to the artists whose work inspires our sense of nationhood ; to our policemen, our soldiers, our street sweepers, and our firemen ; to you who work with honor, in the Philippines, in the oceans, or in other countries ; our colleagues in government who stand steadfast with us, whatever province you come from, whatever party you belong to ; every Filipino listening to me now—you made this happen. »

Ce genre de discours d’autolégitimation par le recours au peuple a été tenu par de nombreux politiciens au cours de l’histoire, et ce pas toujours pour les bonnes raisons. Le fait que Benigno Aquino III désigne la corruption instaurée par ses prédécesseurs comme le bouc émissaire de tous les maux du pays [10] et qu’il tente d’impliquer la population dans cette lutte rappelle la stratégie sous le discours de lutte anti-terrorisme adopté par les États-Unis sous Georges W. Bush. Sous prétexte de vouloir combattre le terrorisme, des mécanismes brimant les libertés et les droits humains ont été instaurés. Rallier toute la population à une cause noble permet parfois de justifier des actions qui ne le seraient autrement pas. Toutes les stratégies utilisées par Benigno Aquino III lors du dernier SONA créent, une fois imbriquées les unes aux autres, un système de pensée s’auto-justifiant en recherchant l’accord tacite du peuple [11]. Ainsi, lorsque le président a retiré les fonds alloués à plusieurs programmes de charité sous le prétexte qu’il s’agissait d’un pas de plus dans son combat contre la corruption, le peuple a applaudi. Mais quels étaient réellement les motifs derrière ces actions ? Surtout, que sera prêt à accepter le peuple philippin dans le combat de Benigno Aquino III contre la corruption ?


[1Pour visionner la version originale du SONA voir :
http://www.youtube.com/watch?v=8R2VkMr4dxs

Pour lire la traduction en anglais du SONA voir :
http://blogwatch.tv/news/president-aquinos-second-sona-transcript/
* À noter que tous les extraits du discours présidentiel cités dans cet article sont issus de la traduction en anglais du SONA.

[2Pour consulter une courte biographie de Benigno Noynoy Aquino III voir :
http://www.gmanews.tv/story/171863/the-son-also-rises-who-is-noynoy-aquino (presse de masse)
http://www.senate.gov.ph/senators/sen_bio/aquino_noynoy_bio.asp (version officielle)

[3Pour accéder à une liste des anciens présidents des Philippines voir :
http://www.philippine-history.org/presidents.htm

Pour consulter un article traitant du combat contre la corruption d’Aquino à travers Arroyo :
http://www.gmanetwork.com/news/story/238906/news/nation/aquino-pursuing-corruption-or-just-arroyo

Pour consulter un article qui traite des scandales de corruption sous Gloria Arroyo voir :
http://www.pinoypress.net/2008/03/04/major-corruption-scandals-under-arroyo-cost-filipinos-over-p7-billion/

Pour consulter la fiche biographique de Gloria Arroyo voir :
http://www.biography.com/people/gloria-macapagal-arroyo-40469

[4Pour avoir un aperçu de ce qu’est le mythe du sauveur en politique voir :
Raoul Girardet. (1988). « Mythes et mythologies politiques ». Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 43:1, p.133.
Disponible à partir de :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1988_num_43_1_283477_t1_0133_0000_002
Pour des exemples :
Ce concept théorique est beaucoup utilisé dans les publications françaises pour parler de Napoléon Bonaparte. Plus récemment, des articles liant ce concept au président Sarkozy ont été publiés.

[5Pour consulter une biographie de Benigno Aquino voir :
http://www.notablebiographies.com/An-Ba/Aquino-Benigno.html

[6Pour consulter une biographie du dictateur philippin Ferdinand Marcos voir :
http://asianhistory.about.com/od/profilesofasianleaders/p/fmarcosbio.htm

[7Pour ceux qui sont intéressés d’en apprendre davantage sur ce qu’est le pouvoir par domination et les stratégies pour le légitimer voir :
Jean Bédard. (2008). Le pouvoir ou la vie, repenser les enjeux de notre temps. Éditions Fides, Québec.

[8Pour consulter une étude sur la construction du nationalisme en Chine (2e partie : étudie les discours politiques nationalistes afin de légitimer et mobiliser politiquement un projet idéologique), qui permet de bien saisir le principe de construction nationaliste tel que considéré dans cet article voir :
Huard-Champoux, Mathieu (2008). Des théories du nationalisme à la construction identitaire nationale : l’identité nationale dans un contexte de légitimation politique en Chine. Mémoire, Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal.
Disponible à partir de :
http://www.researchgate.net/publication/32049404_Des_thories_du_nationalisme__la_construction_identitaire_nationale__l’identit_nationale_dans_un_contexte_de_lgitimation_politique_en_Chine

* À noter ici que « construction d’un nationalisme » est un concept qui peut être associé à celui de « construction de la nation » tel qu’entendu dans le présent article. Cette notion est évidemment abordée dans une perspective constructiviste.

[9Pour visionner un discours d’Adolf Hitler traduit dans lequel il est possible d’observer à la fois le phénomène de « tentative de construction de la nation » (ex. références au « peuple allemand ») et le mythe du sauveur (ex. « nous nous élèverons comme nos pères d’autrefois ») utilisés à l’extrême voir :
http://www.youtube.com/watch?v=DeEMKD4a5nQ

Mussolini est un autre exemple de politicien ayant entrepris un programme de construction de la nation à travers ses citoyens.

Néanmoins, dans ces deux cas, les discours ont été accompagnés de campagnes (parades de jeunes garçons habillés en soldats, promotion et distribution de matériel représentatif de la nation (vêtements, décorations, etc.), contenu académique nationaliste, etc. Tel n’est pas le cas des Philippines. Il s’agit seulement d’exemples amplifiés en guise d’illustration.

[10Pour lire un article d’opinion sur l’élection de Noynoy Aquino et l’importance que revêt la corruption dans ses discours voir :
http://www.affaires-strategiques.iris-france.org/spip.php?article3608
* Également se référer à son discours d’inauguration et à celui d’adresse à la nation.

[11Pour ceux qui s’intéressent à reconnaître les différentes stratégies utilisées dans les discours, notamment de légitimation et sur comment y apporter un regard critique, voir :
Normand Baillargeon. (2005). Petit cours d’autodéfense intellectuelle. Lux Éditeur, Montréal.