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La protection des langues aux Philippines

jeudi 23 janvier 2014

Jayzl est un linguiste philippin diplômé de l’Université des Philippines que j’ai rencontré un soir devant une scène du festival de la musique de Makati. Dans un français pas tout à fait parfait, mais sur un ton assuré, il disait connaître dix langues et pouvoir se débrouiller de façon fluide dans six d’entre elles. Nous sommes allés dans un bar de jazz tout près et autour d’une bonne bière froide, nous avons discuté de la protection des langues aux Philippines.

Il y a quelques années, Jayzl a rejoint un petit groupe de gens qui luttent pour la protection du batangueño, un patois tagalog typique de la province de Batangas sur l’île de Luzon. Ce dialecte ressemble en fait à un tagalog assez ancien qui mériterait d’être protégé. Certains pensent même que le tagalog provient de cette région puisque l’origine du mot Tagalog signifie : Taga Ilog « L’homme qui vient de la rivière ». Cette appellation laisse supposer que le tagalog pourrait venir de trois endroits différents, dont la rivière Pansipit qui relie le lac Taal et la baie de Balayan m’explique Jayzl. C’est après s’être impliqué dans ce groupe et à la suite à ses études en linguistique à l’Université des Philippines que Jayzl a commencé à s’intéresser à la protection des langues dans son pays natal de façon beaucoup plus large.

Selon le National Commission for Culture and Arts, il y a 52 grands groupes ethnolinguistiques aux Philippines et 144 langues ou dialectes. Les cinq plus importants d’entre eux sont le tagalog, le visaya, l’ilocano, le hiligaïnon et le bilocano. La grande majorité de la population parle l’une de ces cinq langues, c’est la raison pour laquelle on craint que les 139 autres dialectes ne s’éteignent. « Seulement deux sont des langues officielles et sont donc enseignées partout à l’école aux Philippins (l’anglais et le tagalog)[...] Par contre ces langues sont étrangères à la plupart des Philippins » déplore Jayzl.

Dans un pays où la population parle autant de langues différentes, il devient impossible pour les institutions politiques de représenter adéquatement tous les Philippins. C’est malheureusement logique que les langues moins parlées ne puissent pas avoir la même reconnaissance que celles qui sont plus répandues sur le territoire.

En écoutant les paroles de Jayzl, je me suis rappelé l’un de mes voyages à Cebu où un jeune musicien punk ivre parlant le bisaya clamait sa haine envers le tagalog. Selon lui, le tagalog ne serait rien d’autre qu’une langue impérialiste qu’on aurait imposée comme langue nationale afin d’institutionnaliser la domination de la capitale (où l’on parle le tagalog) sur le reste du territoire philippin. C’est à travers les déblatérations de ce jeune pintados (guerrier peinturé) enivré par la bière et la culture punk que j’ai compris que cette loi pouvait effectivement créer des tensions entre les différents groupes linguistiques du pays.

Quand le président Manuel Quezon décida dans son discours du 30 décembre 1937 de proclamer le filipino, qu’il créait à partir du tagalog, langue nationale du pays, il oubliait que la plupart des Philippins ne parlaient pas cette langue. Depuis, le filipino est devenu la langue la plus parlée aux Philippines avec l’anglais, et ce, même si très peu de Philippins ont le tagalog comme langue maternelle.

Ce jeune punk me racontait cette histoire avec aversion, spécifiant que le tagalog était la langue maternelle de Manuel Quezon. Depuis, le tagalog est resté la langue nationale et doit, avec l’anglais, être apprise par toute la population. Suite à la signature de la Constitution philippine, qui marquait la chute du président Marcos, de nouvelles mesures ont été mises en place afin de mieux protéger les minorités linguistiques. La section 8 de l’article XIV de cette constitution ordonne « que le congrès mette en place une Commission des Langues Nationales Philippines composée de différents représentants des différentes régions et disciplines qui devront entreprendre, coordonner et promouvoir des recherches pour le développement, la propagation, et la préservation du filipino et des autres langues philippines ». Cette commission est composée de onze membres, un président et un représentant de chacune des 10 plus importantes communautés linguistiques : le tagalog, le cebuano, l’ilocano, l’hiligaynon et les langues importantes des communautés musulmanes de Mindanao. Bien que le gouvernement se soit donné comme mission de représenter plus fidèlement la diversité linguistique du pays, le tagalog reste toujours la langue nationale, et par le fait même, la seule langue philippine qui est enseignée partout sur le territoire. La Commission des Langues Nationales Philippines ne fait que donner une meilleure visibilité aux autres grands groupes linguistiques.

Si ce jeune punk s’inquiétait de la dominance de la langue tagalog dans son pays, Jayzl, quant à lui, parle un tagalog impeccable. Le problème c’est que le batangueño n’est pas officiellement une langue. Il n’est donc pas protégé par les lois sur la protection des langues aux Philippines. « On voudrait commencer avec l’éducation. Quand les langues régionales seront intellectualisées, on pourrait poursuivre dans d’autres domaines publics. Alors, on pourrait exiger que le gouvernement donne des services aux langues régionales. Et après on pourrait exiger que les entreprises fassent le même genre de travail, par exemple, les chaînes de télé et de radio » explique Jayzl. Je le regardais imaginer des postes de télévision, des journaux et des médias dans sa langue maternelle, alors que pour l’instant les institutions politiques reconnaissent à peine son existence.

La soirée tirait à sa fin, les bouteilles de bière vides se multipliaient sur la table et le soleil se levait, laissant traverser de fins rayons de lumières entre les immeubles du centre-ville de Manille. Jazyl et moi réfléchissions, enivrés par l’alcool, cherchant à trouver les mots pour décrire comment nous voyons l’avenir de notre pays natal (je lui avais parlé du Québec). Comment préserver la diversité culturelle d’un pays ?