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Dhaka

La sublimité du chaos.

Émilie Rochon Gruselle

lundi 10 mars 2014

Je me souviens très bien de ma réaction lorsque j’ai su que j’avais été sélectionnée pour effectuer mon stage de fin d’études au Bangladesh : un mélange d’excitation, d’anticipation et de nervosité, associé à une certaine incrédulité à l’idée de passer quatre mois dans un pays dont, sommes toutes, je ne connaissais pas grand chose.

Les nombreuses rencontres pré-départ, les conseils promulgués par mes coordonateurs de stage sur l’adaptation culturelle, l’abondance des astuces et mises en gardes reçues de toute part ne pouvaient cependant que très sommairement me préparer au choc culturel qui m’attendait une fois les pieds en sol Bangla.

Moi qui avais beaucoup voyagé, qui me voyait confiante en mes capacités d’adaptation, je dois désormais reconnaître que mes premiers jours à Dhaka furent une véritable leçon d’humilité que je ne suis pas prête d’oublier.

D’où l’expression qui me vint à l’esprit dès mes premières minutes assise à bord de l’autocar envoyé par mon ONG et censé m’emmener à Hatirpool Bazaar, le quartier qui serait le mien pour les quatre mois à venir : la sublimité du chaos.

Il n’y a, dans mon esprit, pas d’autres mots pour décrire l’étourdissant tourbillon d’activités qu’est la capitale du Bangladesh. Ma première impression en fut une de vertige : l’assaut que provoqua la ville sur l’ensemble de mes sens fut total.

Il y avait les odeurs émanant du marché devant chez moi, avec ses étals de fruits et légumes inconnus, ses carcasses de viande qui cramaient au soleil, la voix des marchands rendue rauque à force de hurler le prix de leurs vivres pour se faire entendre par dessus la cacophonie des klaxons incessants provenant des centaines de milliers de motos, camions et rickshaws qui engorgent les rues à longueur de journée. Il y avait la densité de population, des rues noires de monde qui, lorsqu’on s’y promène pour la première fois, exigent - pour ne pas trébucher et heurter les passants- une concentration si intense qu’il nous reste peu d’espace pour observer nos alentours et prendre en compte l’endroit où nous nous trouvons. Sans parler de la pollution : les innombrables déchets débordent des bennes à ordures présentes à tous les coins de rue, parmi lesquelles fouillent les plus démunis dans l’espoir de trouver une parcelle de plastique à recycler ou de quoi se nourrir, aux côtés des chiens errants. C’était également la première fois que je voyais autant de gens habitant à même la rue. Ils sont des milliers au regard éteint, aux vêtements en lambeaux, qui n’ont en guise de toit qu’une bâche de plastique ; des jeunes bambins, nus de la tête aux pieds, posés sur les hanches de leur sœur, leur mère ou leur frère, bravant à leur côtés les périls de la rue afin d’y mendier les quelques takas qui leur permettront de survivre une journée de plus.

Il y avait aussi les regards ahuris des passants, souvent rigolos et invitants, parfois d’une pesanteur envahissante, qui trahissaient leur incompréhension face à la présence d’une bideshi (étrangère) dans leur quartier. En deux mois je n’y ai aperçu - mis à part mes deux colocataires et quelques amis en visite - que deux autres étrangers. Il est à noter que la grande majorité des expatriés habitent deux arrondissements : Bonani et Gulshan, situés de l’autre côté de la ville... Les employés des grosses ONG, telle que BRAC, ou des organisations internationales, tel que le PNUD, n’ont pas l’autorisation d’habiter au delà des frontières de ces deux quartiers...Une question d’assurances, sans doute...

Je me souviens d’avoir été toute retournée, surprise et même déçue de moi-même lorsque j’ai pris conscience que cet endroit me paralysait, en quelques sorte. J’étais mal à l’aise de sortir seule, je ne savais comment aborder cette ville et ses gens qui me semblaient si différents, issus d’une réalité si éloignée de tout ce que j’avais connu jusqu’à présent. Je ressentais comme un blocage, une perte de repères que je n’avais jamais éprouvée auparavant.

Cette journée là, je me souviens d’une conversation avec ma coloc Sophie, debout sur notre balcon qui surplombait la ville et d’où nous pouvions apercevoir au loin les dortoirs de l’Université de Dhaka. Elle semblait si zen, si reposée, si habituée d’être là que je ne pouvait m’empêcher de la jalouser quelque peu, de vouloir moi aussi faire fi de mes appréhensions et de sentir instantanément une appartenance au rythme de vie dans cette ville, d’être aussi à l’aise qu’elle à l’idée de marchander des fruits et légumes, de prendre un rickshaw sans y penser deux fois, d’interagir avec l’environnement tout naturellement, comme une real.

Parce qu’en même temps, j’étais si heureuse d’être là, si excitée à l’idée de faire de cette ville un second chez moi, d’y rencontrer toute sortes de personnes intéressantes, de vivre mon expérience de stagiaire à fond afin d’en tirer profit au maximum. Je m’imaginais revenir grandie, épanouie, rassasiée d’exotisme et bien préparée à affronter tout ce que la vie pourrait désormais mettre en travers de mon chemin...Car comme on dit ici, si on peut s’adapter à Dhaka, on peut s’adapter n’importe où !

Voilà maintenant bientôt deux mois que j’y suis, à Dhaka, et laissez moi vous dire que toutes mes craintes, toutes ces émotions vécues au premier contact me semblent désormais si lointaines, comme si elles s’étaient produites dans une autre vie. C’est quand même incroyable comme on finit toujours par s’habituer à l’inconnu. Avec le temps et l’expérience on réalise que la planète est en fait un immense village et que l’être humain est justement ça, humain, que le choc culturel n’est que fumée qui s’estompe avec le vent de l’habitude.

Il y a quelques jours, nous avons accueilli une nouvelle colocataire qui arrive de l’Université de Victoria, en Colombie Britannique. Dès les premiers moments de notre rencontre, j’ai vu dans ses yeux et dans sa manière de parler qu’elle se sentait exactement comme moi, lorsque j’ai débarqué de l’avion à Shah Jalal International. J’ai alors su que mes vœux s’étaient réalisés, que je faisais véritablement partie de la vie bangladeshi et qu’à ses yeux, je devais sembler telle que Sophie m’était apparue quelques mois plus tôt : si acclimatée au sublime chaos qu’est Dhaka.

J’ai voulu la rassurer, lui dire que dans quelques semaines, elle sourirait en se souvenant de ses premières impressions et qu’elle aussi s’y ferait, que nous étions tous passés par la. Que bientôt elle n’hésiterait plus à monter dans un rickshaw, mettant sa vie entre les main du wallah chaque matin en allant au travail, qu’elle s’habituerait au 50-55 degrés quotidiens qui inondent nos corps de sueur au moindre mouvement, qu’elle trouverait une source de réconfort dans les éclats de rires des enfants de la rue - qui, pour quelques années encore, profiteraient de l’inconscience de leur situation - qu’elle se reconnaitrait dans les sourires timides qui lui seraient constamment adressées par les femmes de Dhaka, en si grande minorité dans les rue comparé aux hommes, et toutes si belles, si fières, si habiles à porter leur salwar kameez plus colorés les uns que les autres.

Je ne sais pas si « s’habituer » est le bon terme. Disons qu’on s’y fait, qu’on accepte, qu’on s’y abandonne ; à la pauvreté qui dépasse l’entendement (je n’avais, par exemple, jamais vu quelqu’un déféquer ouvertement en public, chose courante dans les rues de Dhaka), à l’absence du concept « d’espace personnel » (pour vous donner une idée, Dhaka est 75% plus dense que Hong Kong) , au trafic qui fait en sorte que cela peut prendre plusieurs heures pour couvrir quelques kilomètres (on dit qu’il n’y a pas pire au monde, je vous le confirme). Tout ceci fait partie de la réalité de ces millions de personnes qui se réveillent tous les matins et vivent leur vie dans le chaos. C’est aussi ce qui fait la beauté de l’endroit, qui donne tout son poids à l’expérience.

Vivre à Dhaka, c’est une véritable leçon de vie, une leçon d’humanité et d’humilité. Ça permet également de réaliser que la patience, la confiance, l’empathie et le recul sont essentiels lorsqu’on tente de comprendre et d’intégrer une culture aussi éloignée de la nôtre. Il faut se laisser aller, se lancer dans le vide, accepter le néant. C’est à ce moment seulement que l’on est en mesure de profiter pleinement de l’expérience qui s’offre à nous. C’est également à ce moment qu’on commence véritablement à grandir et à profiter de tout ce que l’étranger et la diversité ont à nous offrir en tant que citoyen de passage qui une fois rentré au bercail, réalisera l’ampleur de l’expérience qu’il vient de vivre, de l’étendue des leçon tirées au contact intense d’une culture autre que la sienne. Mise à part l’expérience académique et professionnelle que je suis venue quérir ici, il faut savoir que c’est aussi l’école de la vie, un stage à l’étranger. Ce qu’on apprend à cette école, on ne peut l’apprendre chez soi, en restant sagement assis sur les bancs d’université.

C’est aussi ça, l’éducation : apprendre à voir le monde non pas comme un amas de peuples aux cultures uniques et distinctes les unes des autres, mais bien comme une simple variation de la même expérience, l’expérience de vivre en tant que citoyen de la planète terre. Malgré les différences, malgré les dissemblances, nous formons un tout. Nous sommes tous unis par les peines et les joies qui affligent et exaltent le cœur et l’esprit du genre humain.

Le reste n’est qu’une question de contexte. Et de géographie.