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Le Taglish

mercredi 16 janvier 2013

Un soir, après le travail, j’étais dans mon restaurant préféré de mon quartier et je me suis retrouvé à écouter les deux Philippins qui discutaient à la table à côté de moi. Je ne comprenais pas trop parce que je me suis surpris à comprendre à peu près ce qu’ils disaient. J’ai ensuite réalisé que c’était tout simplement parce qu’ils inséraient un peu partout des mots anglais.

On appelle ça ici le taglish, genre de mélange entre le Tagalog [1], qui est une importante langue dans une partie du nord des Philippines et l’anglais. Ce n’était pas la première fois que j’entendais des gens parler de cette façon et j’ai souvent eu l’impression que c’était des jeunes un peu bourgeois de la classe moyenne/aisée qui parlaient ainsi parce que ça paraissait bien. Quelques personnes m’ont un peu confirmé qu’il y avait effectivement une certaine tendance dans cette direction mais que les gens ont aussi été inconsciemment imprégnés de cette façon de parler avec le temps. Ce constat est issu du fait que les Philippines ont été pendant quelques décennies une colonie américaine. Et, encore aujourd’hui, la présence américaine se fait toujours sentir, pas politiquement mais culturellement avec le cinéma, la télévision, la musique et la radio.

À ma table, je me disais : « Ah, c’est dommage, ces gens qui utilisent une langue qui n’est pas la leur ». Puis, je me suis rappelé que ce phénomène était un peu relié à ce qu’on peut voir dans mon Québec où l’on parle un français qui est assez influencé dans son vocabulaire par la langue anglaise. Bon, il est évident que les origines historiques coloniales qui expliquent ces deux réalités linguistiques sont très différentes et que les deux contextes nationaux du Canada et des Philippines en matière de langue ne sont vraiment pas les mêmes. Seulement, il est curieux d’observer que ces deux langues distinctes sont teintées d’anglais dans des proportions peut-être comparables.

Aux Philippines, il existe plusieurs dialectes utilisés à travers le pays. On en retrouve plus de 150. Il y a notamment l’Ilokano, le Cebuano, le Visayan, le Bicolano et le Tagalog. Bien qu’elle soit officiellement la langue nationale, le Tagalog (ou Filipino) n’est la langue maternelle que d’environ un quart de la population aux Philippines (23.8 millions d’habitants- [2] ). L’anglais n’y est la langue maternelle de personne mais sa présence forte est explicable par un programme national d’éducation qui met l’accent sur l’apprentissage de l’anglais comme deuxième langue (ou troisième) un peu partout à travers le pays [3]. Il est donc rare de croiser un Philippin qui ne parle aucunement l’anglais.

En Asie du Sud-est, les Philippines sont reconnues comme le pays où l’on parle le mieux l’anglais, que ce soit grâce aux nombreux cours donnés à l’intérieur du système d’éducation publique ou à l’extérieur dans le privé. C’est pour cette raison que beaucoup de Coréens et de Japonais, entres autres, envoient leurs enfants ici pour leur faire apprendre cette langue. Aussi, les Philippins sont maintenant plus nombreux qu’en Inde à travailler dans des centres d’appels reliés aux pays anglophones de l’Occident [4].

Chez la plupart des gens d’ici avec qui j’ai pu parler de cette question, on voit généralement la forte présence de l’anglais comme une qualité enviable plutôt qu’un problème. On le perçoit comme une arme économique, un outil de développement qui permet de faciliter les liens avec des entreprises ou organisations étrangères, ce qui amène des investissements étrangers au pays.
Alors, moi, avec ma réalité québécoise et sa loi 101, je leur demande : « Mais est-ce que vous n’y voyez pas aussi des aspects négatifs ? Comme le danger de tranquillement voir l’existence de certaines langues ou dialectes en péril ? » Et, les gens en général ne semblent pas trop préoccupés par cette question.
Pouvant être vu comme un aspect négatif ou pas, j’ai trouvé intéressant en quittant Manille pour Mindanao (où l’on parle principalement le Visaya) de voir que les Philippins « tagalogs » avec qui je suis parti discutaient parfois en anglais avec les gens locaux plutôt que dans la langue nationale. Même si le Filipino est enseigné dans les écoles à travers le pays, certains semblaient plus à l’aise avec l’anglais et le choisissaient pour communiquer.

Ainsi, dans certaines situations, cet anglais vient en quelque sorte cimenter la culture philippine et permettre la communication entre les gens des différentes régions. La langue anglaise est omniprésente dans le paysage philippin que ce soit dans l’affichage public ou privé, à l’oral, à la télévision ou à la radio. Certes, l’apport de cette langue a des aspects très positifs pour le pays pour des questions économiques. Pour la question culturo-linguistique, cela reste à voir.


[1La langue nationale des Philippines est le Filipino, qui est une version très proche du tagalog mais influencée par les langues espagnoles, anglaises et d’autres dialectes philippins.

[2Ethnologue, « Tagalog », (2009) En ligne. http://www.ethnologue.com/show_language.asp?code=tgl (page consultée le 8 août 2012).

[3L’anglais est, avec le filipino, une des deux langues officielles du pays.

[4Mendoza, Shielo. ‘’PH : World’s best country in business English, Yahoo ! Southeast Asia Newsroom, 25 avril 2012, [ph.news.yahoo.com] (page consultée le 8 août 2012).