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Le cinéma politique indépendant philippin

jeudi 13 février 2014

C’est en 1981 que fut fondé le programme d’études cinématographiques à l’Université des Philippines. Depuis, des petites salles de cinéma, des ciné-clubs, des festivals et des représentations de films s’improvisent un peu partout dans la ville de Quezon City. Les représentations donnent souvent lieu à des discussions et à des débats entre les étudiants, les intellectuels et les cinéphiles de la région. Les projections deviennent l’occasion de transmettre des idées, de susciter une réflexion de groupe. Le cinéma est la forme d’art qui rejoint le plus de spectateurs aux Philippines, tant chez les intellectuels que chez les paysans, riches et pauvres, toutes régions confondues.

On estime qu’il y a autour de 1000 cinémas à travers le pays. Si l’industrie cinématographique arrive assez facilement à rejoindre un public, il a fallu un certain temps avant que le cinéma philippin ne puisse se développer convenablement, c’est- à- dire qu’il puisse se diversifier, s’exprimer librement, prendre position sur les enjeux de société et se fasse reconnaître à l’extérieur des frontières du pays. Pour que le cinéma philippin en arrive là où il en est aujourd’hui, un nouveau type de cinéma a dû voir le jour : le cinéma politique indépendant.

Avant l’apparition du cinéma politique indépendant, les productions cinématographiques étaient majoritairement produites par trois compagnies différentes : Sampaguita Pictures, LVN Pictures et Premiere productions. Leurs films n’avaient pas pour vocation de stimuler un débat quelconque, mais bien de divertir le public. Puisque les caméras et le matériel cinématographique étaient moins accessibles à cette époque et que la majorité de la population était pauvre, le cinéma indépendant restait très marginal. Il n’était pas possible pour un cinéaste de financer soi-même son film et encore moins de diffuser par la suite. Les seuls films à caractère politique de cette époque étaient produits par une élite politique et économique en place. Ces films parlaient soit d’héros nationaux comme José Rizal (1961, 1962) ou étaient des productions de propagande japonaise contre les États-Unis durant l’occupation de la Deuxième Guerre Mondiale.

Paradoxalement le cinéma politique philippin voit le jour en réaction à la loi martiale imposée par Ferdinand Marcos en 1972. Bien que les politiques qui ont été mises en application par le dictateur visaient à empêcher toute forme de production cinématographique contestant son régime, les treize années de la loi martiale marquèrent l’effervescence du cinéma politique indépendant contestataire aux Philippines.

Afin de contrôler l’industrie cinématographique, le régime du Président Marcos mis en place un comité de censure qui avait comme mandat de vérifier si les productions cinématographiques ne remettaient pas trop le régime politique en question. Cette politique allait changer deux aspects importants du milieu cinématographique philippin, à commencer par la façon dont les Philippins faisaient les films. Les scénarios improvisés faisaient partie d’une tradition dans les films philippins de
l’époque pré-Marcos. Les scripts n’occupaient pas une place aussi importante dans le processus de réalisation d’un film avant que le Board of Censors for Motion Pictures (BCMP), mis en place par Marcos, n’exige de les lire. De nouveaux écrivains et intellectuels comme Mike de Leon ont donc pu faire leur marque. Ensuite, l’intrusion du régime dans le processus créatif des artistes et ses affronts à la liberté d’expression ont favorisé un ressentiment envers le régime de Ferdinand Marcos chez les cinéastes.

Les dérives autoritaires du régime de Ferdinand Marcos s’étendaient à toutes les sphères de la société et l’opposition à la dictature s’est organisée en conséquence. Durant les années 70, les opposants au régime multiplièrent leurs attaques partout dans le pays. L’archipel est alors devenu le théâtre d’affrontements de plus en plus violents, déchiré entre, d’un côté, un régime tentant de conserver les rênes du pouvoir, et de l’autre, des opposants prêts à tout pour le renverser. Cette situation allait inspirer des intellectuels et des artistes à participer au mouvement contestataire, en se servant de leur medium pour alimenter les idéaux révolutionnaires.

Vers la fin des années 70, le cinéaste Lino Brocka et les membres de sa compagnie de production nommée Cinémanila commencèrent à produire des films à caractère politique. Le cinéaste deviendra l’une des figures les plus influentes du septième art aux philippines. Ses films furent les premiers à obtenir une renommée internationale et son style inspira toute une nouvelle génération de cinéastes philippins. Insiang (1976), un film racontant l’histoire d’une femme qui tente de survivre à la vie difficile des bidonvilles manillais, remporte les honneurs au Festival de Cannes en 1978. Quelques années plus tard, en 1984, le film Bayan ko : Kapit sa patalim, qui raconte comment un travailleur philippin refuse de s’engager dans un mouvement de protestation sociale à cause des problèmes d’argent de sa famille, a fait également bonne figure au Festival de Cannes. La chanson Bayan ko qui s’inspire de ce film est d’ailleurs devenue l’hymne du mouvement de protestation contre le régime de Ferdinand Marcos. Parmi la liste des films politiques qui ont été tournés à cette époque, Himala d’Ishmael Bernal s’est aussi distingué. Avant la projection de ce film au centre de recherche où je travaillais, l’un de mes responsables de stage a affirmé qu’il s’agit du « meilleur film jamais tourné aux Philippines ». Ce film raconte l’histoire d’une femme qui vit l’illumination divine. Elle obtient le pouvoir de guérir les maladies et les blessures. Rapidement, elle devient le centre d’attraction et tout le monde tente de se servir de ses pouvoirs à des fins personnelles. Cette histoire critique la foi et le rôle de l’Église aux Philippines, en plus de présenter le pouvoir politique comme une force oppressive impitoyable, capable d’écraser n’importe quel mouvement contestataire.

Depuis quelques années, le cinéma politique indépendant philippin revient en force. Des cinéastes comme Brillante Mendoza continuent de faire rayonner le cinéma philippin à l’étranger. Le film Kinatay (2009) remporte d’ailleurs le prix de la meilleure mise en scène au Festival de Cannes. Le contexte politique a changé depuis les premiers films de Lino Brocka. Les Philippines sont officiellement considérées comme un pays démocratique. Le fils du principal opposant à la dictature est devenu président et les politiques visant à censurer l’industrie cinématographique ont été abolies. La grogne perdure pourtant au sein de la population, et les rapports des grands Organismes Non- Gouvernementaux qui se penchent sur les droits humains aux Philippines sont accablants. Les cinéastes trouvent encore toutes les raisons de contester des dérives du gouvernement en place.

Encore aujourd’hui, le cinéma indépendant a la vocation de protester, de prendre position et de susciter la réflexion à propos de la société philippine. Jun Robles Lana, l’un des cinéastes indépendants philippins s’étant fait une place dans le paysage cinématographique actuel, expliquait dans une entrevue avec le Wall Street Journal : « Les grands studios sont trop conservateurs, et refusent de prendre des risques [...] c’est peut-être une bonne chose, ils favorisent une autre industrie, qui, elle, offre le choix et la variété à son audience ». Depuis son essor, sous le régime de Ferdinand Marcos, le cinéma indépendant a dû jouer le rôle que les grandes compagnies cinématographiques ne voulaient pas assumer, celui de protester contre les dérives politiques. Ce sont ses films qui ont pris ce genre de risque et qui ont su faire reconnaître le cinéma philippin au-delà des frontières de l’archipel. À l’intérieur des Philippines, de nouvelles mesures sont mises en place pour que le cinéma indépendant puisse subsister. C’est le cas de festivals comme le Cinemalaya (fondé en 2005) qui, pendant une semaine, présente une sélection d’une dizaine de films indépendants.

Trois décennies plus tard, le cinéma indépendant philippin continue de remplir sa mission : celle de déranger. C’est aussi ce genre qui donne au monde cinématographique philippin toute ses couleurs.