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Bangladesh

Le coût réel de la mode à rabais

Les dessous de l’industrie du textile au Bangladesh

jeudi 6 février 2014

Quelques semaines avant mon départ pour le Bangladesh, le pays a été frappé par le plus grave accident industriel de son histoire : l’écroulement de l’usine Rana Plaza. Quelques 1500 hommes, femmes et enfants ont péri sous les décombres, une tragédie qui aurait facilement pu être évitée si les propriétaires de ladite usine s’étaient gardés de construire trois étages supplémentaires sur un immeuble dont les fondations étaient trop fragiles pour en supporter le poids.

Comment pouvons-nous expliquer une tragédie d’une telle ampleur ? Comment est-il possible que la négligence criminelle des responsables reste pratiquement impunie ?

En Occident, nous trouvons de nombreuses chaînes de vêtements qui font la promotion de ce qu’on appelle le "fast fashion" : des vêtements neufs, qui suivent les dernières tendances tout en étant vendus à des prix « dérisoires », avec de nouveaux arrivages environ toutes les deux semaines. Ce roulement effréné satisfait la soif de renouveau et de consommation d’une société qu’on dit en mal de vivre.

La mode à rabais, certes... mais à quel prix ?

Le 24 avril 2013, le Bangladesh, ce pays minuscule et peu connu d’Asie du Sud, est sorti de l’obscurité pour devenir tristement célèbre suite au plus important accident industriel de son histoire : l’effondrement de de l’édifice Rana Plaza situé dans la banlieue de Savar, à quelques kilomètres de la capitale, où l’on retrouve plusieurs manufactures de vêtements. L’édifice abritait également quelques commerces, dont une banque et une usine de lait.

Cependant, seuls les employés des compagnies de textiles ont péri. Plusieurs d’entre eux ont pressenti le danger, mais ils furent forcés de se présenter au travail sous la menace de leurs patrons : leur absentéisme leur aurait coûté un mois de salaire.

Les images et les récits des centaines d’ouvriers morts dans d’atroces souffrances ont fait le tour du monde et ont choqué la planète entière. L’espace médiatique international a aussitôt été saturé d’innombrables articles et éditoriaux dénonçant l’hypocrisie occidentale : les propriétaires de l’usine détenaient leur part de responsabilité, bien entendu, mais les consommateurs occidentaux, principal moteur de cette industrie, étaient les vrais coupables.

En raison de leur aveuglement volontaire aux conditions déplorables des travailleurs du textile au Bangladesh et ailleurs, les compagnies de vêtements impliquées, les gestionnaires de l’usine ainsi que les autorités Bangladeshi se croyaient tout permis. Ils ne se souciaient en rien de la sécurité de leurs employés, tant ils étaient confortés dans l’idée que personne d’autre ne s’en souciait non plus. N’est-il pas évident que la seule raison pour laquelle nous avons accès à de la marchandise aussi peu chère est que nous maintenons la main d’oeuvre qui la produit sous le joug de l’esclavage moderne, avec des salaires à peine suffisants pour manger à sa faim ?

La majorité des gens en Occident savent parfaitement d’où proviennent les vêtements vendus chez H&M, Forever 21, Mango, Zara, Benetton, Wal-Mart, Joe Fresh, et j’en passe... et dans quelles conditions ils sont fabriqués. Un accident comme celui de Rana Plaza n’a d’autre effet que de réveiller une culpabilité latente qui sommeille dans la plupart d’entre nous. On s’indigne, on publie des articles pleins de compassion, de bonne volonté, on propose toutes sortes de projets et de législations en vue d’une amélioration future de la situation. Il est illusoire de croire que les multinationales et les grandes corporations se soucient d’autre chose que de leur marge de profit. Toute atteinte à leur réputation ne les inquiète que s’ils perdent des consommateurs. Ainsi, c’est aux clients que revient la plus grande part de responsabilité d’exiger de ces compagnies qu’elles fassent mieux, qu’elles s’assurent que les employés des usines de textile produisent la marchandise dans des conditions acceptables et dignes.

Malheureusement, l’intérêt suscité par une tragédie de cette ampleur est souvent de courte durée. Lorsque la une des journaux change de cap, il est hallucinant de voir la vitesse à laquelle nous oublions.

Lorsque je suis arrivée au Bangladesh, quelques semaines après la date fatidique du 24 avril, l’effondrement de Rana Plaza faisait toujours la une des journaux. Cette fois-ci, c’étaient les conséquences à court, moyen et long terme de l’accident qui étaient sur toutes les lèvres. Lorsque j’en ai appris davantage sur la culture bangladeshi et l’état précaire dans lequel vivent une majorité des citoyens du pays, j’ai réalisé la pleine mesure des répercussions subies par les membres des familles des défunts et des blessés. Il y avait, parmi les morts, de nombreuses femmes monoparentales pour lesquelles l’industrie du textile représentait et représente toujours une des seules issues qui leur permettent de gagner un salaire "décent" et d’ainsi survivre sans pourvoyeur masculin dans une société qui n’accepte toujours que difficilement la présence féminine sur le marché conventionnel du travail. Je me souviens de tous ces bébés dont on entendait parler, qui se retrouvaient du jour au lendemain sans rien, ni personne.

Au Bangladesh, 90% des employés dans le secteur du textile sont des femmes. Leurs employeurs les préfèrent aux hommes, car non seulement leurs salaires sont plus bas, mais elles sont aussi perçues comme plus dociles, et donc, plus facilement exploitables.

Outrée, dégoutée, je ne savais que penser, que faire de tous mes vêtements qui arboraient l’étiquette "made in Bangladesh". J’avais envie de tout jeter, de me rebeller complètement contre cette industrie : d’être cohérente dans mes paroles, ma conscience, et mes habitudes de consommation. Une conversation avec une collègue à ce sujet a toutefois chamboulé mes perceptions. Elle m’a fait prendre conscience que malgré les conditions précaires dans lesquelles les femmes travaillent (et en dépit des maigres salaires qu’elles touchent), le travail en usine de textile est souvent la seule option qui permette à une femme seule, à une femme dont le mari est invalide, à une veuve ou encore à une fillette orpheline, de gagner de quoi survivre.

Elle ajouta que si l’Occident s’empressait de boycotter, d’exiger et de menacer de tout bord tout côté sans aller au fond du problème, cela aurait comme seul effet de jeter ces femmes à la rue. Des centaines, voire des milliers d’autres femmes exactement comme elles n’attendent que ça ; qu’une s’en aille pour prendre sa place. Les propriétaires d’usines et les grands fabricants de vêtements ne seront jamais à court de main d’œuvre.

Malheureusement, cette collègue avait raison. Évidemment, ce qui est arrivé à Rana Plaza est inexcusable, condamnable et criminel. Évidemment, il faut trouver un remède à ce problème, on ne peut se permettre de ne pas agir. Cependant, le boycott pur et simple ne règlera jamais la situation. Il faut des efforts concertés et une volonté commune entre la communauté internationale, l’industrie du vêtement ainsi que le gouvernement du Bangladesh. Il faut évaluer tous les aspects du problème et d’anticiper toutes les retombées négatives que pourraient engendrer une décision prise à la va-vite pour rassurer le sacro-saint "marché" et ses fidèles consommateurs. La mauvaise conscience ne devrait pas être une saveur du jour, mais bien un sentiment durable, jusqu’à ce que nous réalisions que l’esclavage des temps modernes dérobe des millions de citoyennes de la planète de leur humanité et de leur dignité. Puisque nous (les pays dits "riches" et "développés") en sommes de près ou de loin responsables, nous devons tous faire notre part pour contribuer à la solution.

J’aime bien l’idée proposée par certains, celle d’un salaire minimum international, une sorte de barème salarial au-dessous duquel aucun pays ne pourrait descendre pour ce qui est de la rémunération de sa main d’oeuvre. Nous savons maintenant qu’une entente avec une certaine portée légale a été signée et ratifiée par les compagnies de vêtements concernées, dont H&M et Gap. Beaucoup dénoncent cette tentative d’apaisement comme étant un seul exercice de relations publiques visant à limiter les dégâts engendrés par une aussi mauvaise publicité. Les intentions sont bonnes, mais quelques signatures apposées sur un document officiel sont bien loin d’être suffisantes.

Espérons que le débat ne mourra pas avec les dernières manchettes, et que nous n’aurons pas besoin d’un second Rana Plaza pour enfin se réveiller.