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Les enjeux de la langue

mercredi 5 mars 2014

À Manille, il n’est pas rare de se surprendre à comprendre des bribes de conversation dans le jeepney ou au marché. C’est que les résidents de la capitale nationale ont l’habitude de discuter en Taglish : un dialecte qui marie l’anglais au Tagalog. Bien que ce phénomène m’ait semblé inquiétant pour l’avenir du tagalog – quant à son effritement au profit de l’autre langue officielle, l’anglais – dans le Manille métropolitain, il m’est apparu que ce questionnement sur la langue aux Philippines est seulement la pointe de l’iceberg. Le pays est composé de 7107 îles, où résident plus de 94 millions d’habitants. En tout, on y retrouve plus de 170 dialectes différents [1]. Inutile de souligner la difficulté de créer une unité au sein de l’archipel, d’autant plus que le sentiment d’appartenance régionale des Philippins est nettement supérieur à celui qu’ils attachent à leur pays [2]. Un important bras de fer est effectivement en cours entre les défenseurs des dialectes locaux et ceux qui souhaitent voir l’anglais prendre une place plus importante encore au sein de la société philippine, notamment dans l’éducation.

Les débats sur la langue aux Philippines ne datent pas d’hier. L’espagnol a été la langue officielle pendant plus de 300 ans, jusqu’au tournant du 20e siècle, lorsque les Américains délogent l’ancienne puissance coloniale et occupent le territoire (1898-1946). Ces derniers font de l’anglais la seconde langue nationale, jusqu’à ce qu’elle devienne l’unique langue officielle. Un moment majeur de l’histoire de la langue aux Philippines a été lorsque le président Manuel L. Quezon, en 1935, a mis de l’avant sa volonté d’établir et développer une langue commune dans laquelle l’ensemble de habitants du pays pourraient communiquer [3]. Un an plus tard, le tagalog est proclamé la base de la langue nationale par la National Language Institute. À une époque où plus de gens parlaient le visayan que le tagalog, d’aucuns se sont questionnés sur le choix de l’institut. Les représentants de l’institut ont fait valoir qu’il aurait été difficile d’harmoniser le visayan pour en faire une langue officielle étant donné que ses locuteurs étaient pour la plupart dispersés sur différentes îles et que plusieurs variations du dialecte étaient parlées. L’usage du tagalog, au contraire, était essentiellement limité à la région de la capitale. La proximité géographique s’est avérée facilitante dans les échanges et a donné lieu au développement de conventions plus robustes au sein des locuteurs de tagalog.

La nomination du tagalog comme base de la langue du pays a naturellement suscité plusieurs débats, surtout auprès de ceux et celles qui parlaient une langue non tagalog-based. Voyant le mécontentement grandir au sein de la population, le ministre de l’Éducation Jose Romeo tente de calmer le jeu en 1959, en renommant la langue nationale pilipino, résolu à ce que plus de citoyens s’y identifient [4]. Enfin, en 1987, le filipino et l’anglais deviennent les deux langues nationales en vertu de la constitution, ce qui prévaut par ailleurs encore aujourd’hui. Le filipino est décrit comme un amalgame de pilipino, d’anglais, de tagalog et d’espagnol. Bien que cette langue soit celle dite nationale, certaines divergences sont identifiables entre le filipino parlé à Manille et ses environs, et celui parlée dans les régions. En effet, étant plus régulièrement exposés aux médias de masse, à internet, à différentes technologies et au commerce que les habitants des régions rurales, les Manillais ont incorporé de plus en plus de mots anglais à leur vocabulaire. La principale critique adressée à ce choix pour la langue nationale est essentiellement qu’elle ne représente pas les nombreuses minorités linguistiques. Il a été avancé à plusieurs reprises qu’incorporer davantage de vocabulaire d’autres langues, comme le visayan, dans le lexique filipino favoriserait le développement d’un sentiment d’appartenance à la langue nationale.

Pendant que les minorités linguistiques font des pieds et des mains afin d’éviter que leur langue, et par le fait même, leur culture, ne meurent à petit feu, leurs opposants affirment que puisque les langues nationales sont les langues enseignées dans les écoles, il vaut mieux prioriser l’anglais pour des raisons économiques, puisqu’il s’agit de la langue des affaires. Le système d’éducation d’un État devrait avoir pour objectif de former une relève informée et éduquée, de telle sorte que cette dernière soit en mesure d’assurer un meilleur avenir à son pays. Il est cependant inquiétant de constater que l’enseignement en anglais encourage l’exode de cerveaux. La relève maîtrise maintenant cette langue et s’en sert souvent comme tremplin pour aller travailler à l’étranger. Dans l’économie domestique, certains secteurs d’activité requièrent bien sûr la maîtrise de l’anglais, puisqu’elle est actuellement la langue des affaires et du commerce, mais cela n’est pas le cas pour tous les secteurs d’activités.

C’est en 1974 que l’enseignement bilingue – en anglais et filipino - fut officiellement mis en place dans les établissements d’enseignement primaires et secondaires. Certains y ont vu un pas dans la bonne direction, soutenant que la décision d’enseigner en filipino renforcerait le sentiment d’identité et d’unité nationale, mais la majorité - qui parle un dialecte autre que le tagalog - a plutôt craint que la politique ne menace la survie de leur culture [5]. Effectivement, si les enfants étudiant à l’extérieur de Manille parlent leur langue maternelle à la maison, tout en apprenant l’anglais et le filipino à l’école (en plus de certainement avoir quelques lacunes dans la maîtrise de ces trois langues apprises simultanément), ils risquent d’associer l’anglais et le filipino au succès et à la réussite scolaire et de délaisser l’apprentissage de leur première langue [6]. La langue et la culture étant intimement liées, la classification des langues en fonction de leur utilité économique représente une importante menace à la survie des traditions et des cultures minoritaires.

Au moment où la langue soulève des questionnements, où l’unité nationale, la conservation des cultures du pays et l’émancipation des Philippines sur la scène internationale se bousculent, le débat se resserre autour de la nécessité de publier une littérature universitaire en filipino. Les défenseurs de cet argument y voient une façon de façon de consolider la langue et de faire du pays une nation à part entière. Bien que ce débat soit d’actualité et que les motifs de ses défenseurs, raisonnables, il me semble plus urgent de permettre à tous les Philippins de s’exprimer dans leur langue maternelle et surtout d’avoir accès l’enseignement - l’enseignement fondamental, à tout le mois – dans leur langue, afin qu’ils aient la chance de la maîtriser. La connaissance et la maîtrise d’une deuxième et même d’une troisième langue est nécessaire, spécialement dans un pays où la diversité linguistique est remarquable. Or, la reconnaissance de sa propre culture, essentielle à l’affirmation de son identité, l’est d’autant plus.


[1Joel P. Ilao, « Filipino Culture and Linguistic Change », Digital Signal Processing Laboratory, University of the Philippines – Diliman, 9th Workshop on Asian Language Resources, Thailand (2011), 10-17.

[2Jessie Grace U. Rubrico, « The Metamorphosis of Filipino as National Language », Language Links Foundation, 1998, 1-15.

[3Joel P. Ilao, « Filipino Culture and Linguistic Change », Digital Signal Processing Laboratory, University of the Philippines – Diliman, 9th Workshop on Asian Language Resources, Thailand (2011), 10-17.

[4Andrew Gonzalez, « Language Planning and Intellectualisation », (Manille : De Lasalle University, vol.3, n.1, 2002).

[5Cultural Survival, « Mother Tongue Based Education in the Philippines », (2012) En ligne. http://www.culturalsurvival.org/news/mother-tongue-based-education-philippines (page consultée le 18 octobre 2013).

[6Cultural Survival, « Mother Tongue Based Education in the Philippines », (2012) En ligne. http://www.culturalsurvival.org/news/mother-tongue-based-education-philippines (page consultée le 18 octobre 2013).