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Pinay

mercredi 29 janvier 2014

TONDO, Manille – 10 septembre 2013

Il suffit de suivre les camions d’ordures pour trouver le Barangay 123 et le Aroma compound. La fabrique de charbon et le va-et-vient incessant des poids lourds font oublier l’océan si près. Le quai 18 fait vivre une population entière, laquelle est réduite à trier manuellement les déchets du dépotoir de la capitale. Les enfants peuvent obtenir jusqu’à 13 pesos le kilo de plastique [1], que des compagnies de recyclage chinoises rachèteront à la tonne. Des familles ont pris possession d’entrepôts à vocation industrielle et en ont fait des gîtes de fortune. Elles se sont divisé l’espace à l’aide de planches de bois, de grillages et d’anciennes affiches publicitaires ou électorales. La majorité des résidents de Tondo vit sans eau courante, ni électricité. Le bidonville accueille 80 000 personnes par kilomètre carré, ce qui en fait l’une des localités les plus densément peuplées au monde [2]. Les lieux bouillonnent d’énergie : les femmes s’affairent aux tâches domestiques pendant que leurs enfants – elles en ont parfois une dizaine – courent partout.

Les femmes les plus pauvres sont les premières victimes de l’insuffisance de services publics en matière de santé reproductive. Les grossesses à répétition sont communes, tout comme l’avortement illégal, malgré les risques. Entre 2000 et 2009, la politique de planification familiale « naturelle » du maire de Manille, Joselito Atienza, aggrave la situation. Le décret privatise la vente de contraceptifs. L’accès s’en retrouve d’autant plus limité : pour une population vivant avec moins de deux dollars par jour, débourser un dollar par contraceptif relève de l’impossible. Alieen, jeune femme de 24 ans et résidente des entrepôts de Aroma Compound en témoigne :

J’ai commencé à utiliser des contraceptifs en 2009, parce que je suis tombée enceinte juste après mon premier enfant. Ma mère m’a convaincue en me disant que la vie est difficile. Avec l’interdiction de Atienza, j’ai de la difficulté à me procurer des pilules contraceptives : les pharmacies demandent une prescription médicale et les centres de santé publique n’ont plus rien. Cela nous affecte vraiment [3].

Le décret d’Atienza provoque une grave dégradation des conditions de vie et sanitaires, en posant une limitation directe au droit à des services de santé reproductive. Par cette loi, le maire consacre également le dogme de l’Église catholique ; une mainmise du pouvoir politique et religieux sur le corps féminin, rien de moins. Le droit des femmes à choisir leur fécondité ne remplace toujours pas l’impératif démographique. Cette liberté de choisir, le Président Fidel Ramos l’avait pourtant endossée lors de la Conférence internationale sur la population et le développement du Caire en 1994 [4] . La sexualité féminine demeure un objet de contentieux entre l’État et l’Église, puisque la Constitution de 1987 attribue un caractère sacré à la famille : « Art II, sec. 12, The State recognizes the sanctity of family life and shall protect and strengthen the family ». Une valeur vigoureusement défendue par l’Église et qui justifie l’absence de services et d’éducation en matière de planification familiale.

Il en résulte que les femmes les plus démunies sont les première à subirent l’emprise démesurée de l’Église catholique sur les politiques publiques. Les cliniques publiques n’offrent que des conseils en matière de procréation, s’enfermant même dans le mutisme lorsque vient le temps d’aborder la question de la contraception. Les dizaines de milliers de résidentes de Tondo partagent toutes une histoire similaire : une famille trop nombreuse et le triste constat de leur ignorance en matière d’éducation sexuelle. Le parcours de Alieen ne fait pas exception :

Je suis tombée enceinte en 2004, et j’ai donné naissance en 2005. J’avais 15 ans à l’époque. Je ne voulais pas tomber enceinte aussi jeune, mais c’est arrivé. Je ne savais pas comment utiliser les moyens de contraception avant, je n’étais pas au courant de la planification familiale. Mon deuxième enfant est né en 2006, huit mois seulement après mon premier. Je suis retombée enceinte en 2010, mais si cela n’en tenait qu’à moi, j’aurais souhaité n’avoir que deux enfants.

Le décret d’Atienza met en évidence la perméabilité de l’État philippin à l’influence du Clergé. La sécularité de l’État n’existe que sur papier. La puissante Église catholique impose les outils de contrôle sur le corps féminin, écrasant les efforts d’émancipation de la femme. Secondant le dogmatisme religieux, l’État adopte des politiques archaïques, qui vont jusqu’à criminaliser l’avortement, peu importe les circonstances. Cela a pour effet de marginaliser d’autant plus les femmes à la recherche de solution, en les forçant à se procurer ce service dans l’illégalité. Il va sans dire que l’environnement dans lequel les avortements illégaux sont réalisés est dangereux et insalubre. Les conséquences sont tragiques : en 2008, des 560 000 femmes qui ont eu recours à la procédure, 1000 y ont laissé leur vie, selon les statistiques officielles [5]. Tristement, ce cercle vicieux afflige davantage les femmes les plus pauvres, qui sont déjà accablées par le manque de ressources et les nombreux besoins de leurs familles grandissantes.


[1L’équivalent de 30 cents canadien.

[2Emma Joseph, « Quick Guide : Manila slum life », (2013) En ligne. http://news.bbc.co.uk/2/shared/spl/hi/picture_ gallery/06/world_manila_slum_life /html/2.stm (page consultée le 13 novembre 2013).

[3Interview complétée le 3 septembre dans le centre de santé reproductive de Likhaan, à Tondo, Manille.

[4Arlette Gautier, « Les politiques de planification familiale dans les pays en développement : du malthusianisme au féminisme ? » Lien social et Politiques 47, (2002), 72.

[5Center for Reproductive Rights, Forsaken Lives, The Harmful Impact of the Philippine Criminal Abortion Ban (New York : Center for Reproductive Rights, 2010).