Au sujet des bidonvilles
mardi 11 mars 2014De la panoplie d’images choquantes que l’on peut capter à Dhaka, force est de constater que les bidonvilles constituent une imagerie de choc, de la décrépitude et de l’illustre absurdité. Parfois gigantesques, parfois petits, assurément surpeuplés : de les voir et d’y évoluer est une expérience inoubliable. Ce long bidonville qui longe le chemin de fer est particulièrement marquant : à cette seconde précise où, entouré de dizaines d’enfants curieux, les deux pieds dans des tas de déchets, le train vous passe à quelques centimètres du nez et que vous apercevez quelqu’un qui saute dans le monstre en marche, vous respirez Dhaka de plein nez. Vous aimez ou vous détestez, voilà tout !
Il y a de ces grands bidonvilles qui n’en finissent pas, comme il y a de ces petits taudis faits de toiles et de bois qui s’agglomèrent au coin des rus, où s’entassent quelques familles qui observent, à longueur de journée, des voitures, des CNGs et des rickshaws défiler. En effet, il existe visiblement différents niveaux, pourrait-ont dire, parmi le type d’habitations et d’individus que l’on retrouve dans la misère de Dhaka. De manière générale, un bidonville est "a physical and spatial manifestation of urban poverty and intra—city inequality" [1]. qui se caractérise, notamment, par l’absence de services de base, par la précarité du logement, par la surpopulation, par la dangerosité, mais également par sa taille - par exemple, la Calcutta Municipal Council Act définissait en 1980 que les bustees ne pouvaient être inférieurs à 700 mètres carrés et devaient compter une cinquantaine d’habitations [2]. En gardant un point de vue général sur les bidonvilles, on ne saurait distinguer l’hétérogénéité de ses populations ; or, elle est factuelle. Une étude menée dans le bidonville d’Agargoan, dans le sous-district de Mohammadpur, l’illustre : on peut clairement y diviser la population en quatre échantillons (clusters) et ceux-ci diffèrent tous en ce qui a trait, par exemple, au loyer à payer ou au salaire par individu. Le nombre de jours de travail par semaine, au loyer à payer ou au salaire par individu. Le nombre de jours de travail par semaine, le niveau de nutrition des enfants ou l’indice de masse corporelle sont d’autres facteurs considérés. Ainsi, on peut ajouter à une éventuelle définition du bidonville l’hétérogénéité de sa population, qui n’est pas à sous-estimer tant sa compréhension peut devenir un outil pour cerner les zones les plus vulnérables et les plus susceptibles de bénéficier pleinement d’une aide extérieure [3].
Mes proches les savent : j’ai un goût pour l’empirique. J’aime la réalitie vraie, sûrement un peu blasé par la déformation cinématographique que mon éternel appétit pour le septième art m’impose. Ainsi, lorsqu’il y a perche je saisis et ne lâche pas facilement ; de l’aventure qui en résulte, j’essaie de savourer chaque seconde et de les cristalliser dans ma mémoire puisque, comme vous le savez, je suis moi-même un créateur de la déformation cinématographique et il va sans dire que la réalité vraie est la plus grande inspiration.
Lorsque, en cette fin de journée du mois d’août, mon amie bangladeshie m’invita chez elle, j’acceptai ; c’est que la curiosité, il fallait bien l’admettre, l’emportait quelque peu sur le rationnel et je suivis donc cette belle silhouette pour un temps qui parut bien bref. Lorsque nous entrâmes dans cette longue rue sans pavé, bondée de ces petits magasins qui semblent toujours souffrir de surplus, j’eus cependant un malaise puisque je ne me l’étais pas encore complètement figuré : m’ayant dit qu’elle payait un loyer de 2000 takas seulement par mois, je ne pouvais sans doute espérer mieux que l’endroit précis où elle m’amenait.
Elle déverrouilla une petite porte rouillée que je n’aurais sans doute jamais remarquée et nous débouchâmes dans une allée étroite et sombre, qui vaguement, me rappela les décors expressionnistes du Cabinet du Docteur Caligari. Nous avons marché quelques mètres, à gauche, à droite, nous enfonçant là où l’inconnu m’attirait, où la sinuosité m’étourdissait ; ce véritable dédale d’allées sombres m’inquiétait, mais rapidement nous sommes arrivés à une lourde porte cadenassée et cela capta mon attention. Mon amie ouvrit. J’entrai alors dans une tombe, où l’ombre se laissait dévorer par la noirceur.
Elle alluma rapidement une lumière. C’était petit : un carré, 1.5 mètres par 1.5 mètres, avec quatre murs, un plafond et un plancher, tout en béton. Le loyer à 2000 takas s’expliquait relativement bine : c’était quand même quatre murs solides qui protègent des intempéries, un lumière et un ventilateur, donc de l’électricité et sans doute, non loin à l’extérieur, une toilette commune fonctionnelle. Il ne s’agissait donc pas du strict minimum. Au sol, un matelas et de l’équipement pour cuisiner ; du plafond pendaient ses vêtements. C’était donc, entendons-nous bien, absolument déconnecté du monde que je connais ; j’eus tout de même l’impression d’y voir un certain confort et cette impression que j’ai eue continue à m’étonner aujourd’hui. N’est-il pas vrai qu’il fut déjà illustré que l’accomplissement des besoins de base vaut plus dans le bien-être individuel que la possession de biens [4] ? J’ai parfois l’impression que les Bangladeshis sont l’exemple parfait de cette affirmation.
Plusieurs jours après la visite de cette demeure, j’ai questionné mon amie sur son salaire et sa qualité de vie. Son salaire de 5 500 takas par mois me paraissait nettement insuffisant (surtout en considérant le coût de son loyer). Face à mon insatisfaction, elle me répondit simplement, de sa voix cristalline est tendre : « Hey, this is Bangladesh. We are okay with what we have ! »
Une étude menée sur la qualité de l’aménagement dans les bidonvilles a démontré assez clairement que celle-ci peut avoir des répercussions positives ou négatives sur la santé. Une grande satisfaction à l’égard de sa demeure repose sur des facteurs comme la proximité aux services de santé, l’éducation, la petitesse de la famille, le fait d’être une femme, le travail d’une ONG dans la même région [5]. Lorsque je pense à la situation de mon amie, outre le malaise naturel qu’elle me causera toujours, je me dis qu’elle est peut-etre plus enviable que j’aurais pu le croise : quatre vrais murs, de l’électricité, dans un quartier bien situé (non loi du centre-ville de Dhaka), pas de colocataire, un salaire suffisant et un travail respectable. Bref, mon amie a une dignité certaine, a de quoi être fière. Peut-être est-ce seulement de cette dignité dont nous avons besoin pour être heureux et satisfait ?
S’il y a donc une conclusion à tirer de tout ça, je l’émettrais ainsi : il faut éviter de garder un point de vue spectaculaire (général, trop axé sur les images fortes) sur ce qui nous semble être un problème, comme par exemple, les bidonvilles. L’hétérogénéité de ceux-ci illustre bien qu’on ne peut se permettre trop de préjugés et de généralités. Des études scientifiques et ma propre expérience empirique le prouvent : la dignité s’y trouve, comme bien d’autres qualités humaines !
[1] United Nationa Human Settlements Programme, UN-HABITAT. 2003. "The challenge of Slums : Global Report on Human Settlements 2003". London : Earthscan Publications Ltd, xxvi.
[2] United Nationa Human Settlements Programme, UN-HABITAT. 2003. "The challenge of Slums : Global Report on Human Settlements 2003". London : Earthscan Publications Ltd, 213.
[3] Normand, C, Pryer, JA et Rahman, A. 2002. "Livelihoods, nutrition and health in Dhaka slums". Public Health Nutrition 5(5) : 613-618.
[4] Biswas-Diener, R. & Diener E. 2002. "Making the best of a bad situation : Satisfaction in the slums of Calcutta". Social Indicators Research 55(3) : 29-352.
[5] Khan, Mobarak, Alexander Kraemer et Arina Zanusdana. 2013. "Housing satisfaction related to health and Importance of Services in Urban Sums : Evidence from Dhaka, Bangladesh". Social Indicators Research, 111(3) : 163-185.