« It’s more fun in the Philippines »
mercredi 5 décembre 2012Spot publicitaire « It’s more fun in the Philippines » lancé en janvier 2012 par le gouvernement de Benigno Aquino III : http://www.itsmorefuninthephilippines.com/
Dans un élan aventureux, mon amie franco-québécoise et moi avons parcouru les côtes de la province de Laguna à quelques heures de Manille, un dimanche. Alors que nous nous laissions promener dans les ruelles de la petite ville de Santa Cruz, nous nous sommes fixées un objectif : atteindre la Laguna Bay avant de repartir pour la mégalopole. Nous nous sommes informées de la direction à prendre auprès des passants. Nous aurions dû nous douter à ce moment que notre demande leur semblait assez singulière. « Qu’elles sont drôles, ces deux enfants à peau blanche, qui veulent voir la Laguna Bay. Et qui plus est, s’y rendre à pied ! » avaient-ils l’air de nous dire. Après maintes tentatives, un jeune homme nous a enfin indiqué ce qui semblait être le bon chemin.
Nous voilà donc parties en grande pompe, fières et sûres de la réussite de notre quête. Or soudain un homme en mobylette s’arrête à notre hauteur. « Quelqu’un m’a dit que vous cherchez la Laguna Bay » nous dit-il. « Je travaille pour l’agence touristique du gouvernement, voici ma carte. À partir de maintenant je vous guiderais dans Santa Cruz ». Nous voilà tout étonnées. Nous tentons vainement de le dissuader de nous suivre : nous ne voulons ni lui faire perdre son temps, ni mettre à mal la spontanéité de notre aventure. Notre homme n’est toutefois pas de cet avis. Décidément investit d’une mission, notre homme déclare « Dans toute forêt il y a un serpent » afin de mettre fin aux pourparlers. C’est ainsi que d’un pas ferme et assuré, il nous guide à travers le « bidonville » de pêcheurs jusqu’à un petit port duquel nous pouvons observer notre chère lagune. Gentleman, il nous mène au marché du coin, nous offre des avocats, des Buko juice, et règle notre jeepney de retour jusqu’au Bus Terminal.
Une telle rencontre peut d’abord sembler des plus agréables et appréciables. L’hospitalité et la courtoisie des philippins envers les touristes étrangers n’est plus à défendre, et ce type de gentillesse relève du quotidien de tout visiteur aux Philippines. Le voyageur se doit même d’apprendre à accepter tant d’honneurs, plus rares en Occident. Malgré tout, la réaction un tantinet exagérée de ce membre du Département du Tourisme de Santa Cruz mérite réflexion. Les Philippins sont accueillants, certes. Or cela ne fait pas tout.
Face à l’Occident, les Philippins cultivent un semblant de complexe d’infériorité que le voyageur peut constater en permanence durant son séjour. Le sentiment de « proud of the Nation » n’y apparaît ni solide, ni évident pour un peuple colonisé pendant plus de cinq cent ans. Les Philippines sont un pays entré dans l’empire colonial espagnol en 1535, vendu aux États-Unis en 1898 pour vingt millions de dollars puis passé sous occupation japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale. La République des Philippines obtient son indépendance totale le 4 juillet 1946, mais le régime présidentiel est rétablit seulement avec la constitution de 1987, à la chute de la dictature de Marcos. L’Histoire est un facteur à ne pas oublier pour comprendre cette part de fascination que les locaux entretiennent avec les étrangers occidentaux. Lors d’une conversation au cours d’un dîner avec deux femmes nées dans les années 1940, je fus étonnée de leur connaissance approfondie des détails historiques de la Révolution française, de leur savoir vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis. Pour ces dames, il est impératif que les générations nouvelles aux Philippines apprennent à aimer leur patrie, plutôt que de connaître et d’apprendre, comme elles lorsqu’elles étaient à l’école, les histoires des patries du bout du monde. « Nation-Building, Empowering the Filipino People » me disent-elles encore. Lapu-Lapu et José Rizal, les symboles populaires et nationaux de la lutte pour l’indépendance, surviennent alors naturellement dans la conversation. « We must win our freedom by deserving it - exalting reason and dignity of the individual - loving what is just - what is good - what is great - even to the point of dying for it » [1] a dit Rizal. Ainsi, au sein du face à face entre « Tiers Monde » et « Occident », il est possible de percevoir une certaine dévalorisation embarrassante du Philippin envers le Philippin.
Plus encore, les Philippines sont un pays pauvre. En 2009, 26.5% de la population vivait avec 46 pesos philippins par jour ou moins, soit un dollar canadien ou moins. La municipalité de Manille est l’une des plus densément peuplées au monde, si ce n’est la plus dense. 40% des habitants de l’agglomération de Métro Manille vivent dans l’un de ses 500 bidonvilles. La démocratie philippine est fragile. Le gouvernement, réputé corrompu, est à la tête de la huitième nation la plus multiethnique du monde. Une culture de la hiérarchie, des instabilités politiques et climatiques, des fractures socio-économiques, une violence urbaine, des conflits inter-religieux et ethniques : les Philippines sont un pays soumis à un climat d’agressivité. Et les philippins le savent. Malgré les sourires et les accueils chaleureux, les voyageurs sont mis en garde par les locaux de la présence de ce « serpent dans chaque forêt ». Les ambassades étrangères avertissent sur ce point les aventureux en route vers les Philippines, dans une rubrique « Conseils aux voyageurs », dans laquelle ils présentent notamment une carte légendée de l’archipel. Certaines provinces sont ainsi des « no go zones » pour l’étranger, en raison des groupes terroristes, indépendantistes, ou encore paramilitaires qui s’y exercent. Effectivement, l’une des opinions les plus répandues de l’étranger envers les Philippines tient plus à cette violence ambiante qu’à la beauté paradisiaque de ses îles et l’amabilité de ses habitants.
Ici surgit l’intérêt de la campagne « It’s more fun in the Philippines » : ce spot publicitaire national vise à remédier à cette peur de l’inconnu du touriste étranger, à répandre l’hospitalité du Philippin plutôt que son animosité. Chaque gouvernement philippin depuis la fin de la dictature de Marcos en 1986 accorde une importance considérable au tourisme, secteur qui représente une forte part du revenu national. Le gouvernement de l’actuel président Benigno Aquino III ne fait pas exception. Dans le secteur touristique, son mandat s’associe au slogan développé récemment par le Département du Tourisme, en collaboration avec David Guerrero de la grande firme publicitaire BBDO : « It’s more fun in the Philippines ». L’achat de spots télévisuels pour diffuser cette campagne en Asie, en Europe et aux États-Unis a coûté soixante trois millions de pesos philippins au gouvernement, soit environ deux million de dollars canadiens.
La simplicité du slogan est réfléchie. D’après M. Ramon Jimenez Jr., ministre du tourisme des Philippines, le slogan « It’s More Fun in the Philippines » met l’accent sur l’accueil de la part de la population : « Pour les Philippins, rendre le séjour des touristes effectivement plus agréable est une responsabilité personnelle à laquelle ils ne sauraient déroger ; c’est presque une question d’honneur ». [2] La campagne se veut alors représentative de cette ambiance chaleureuse ressentie partout dans l’archipel, afin d’attirer les touristes au pays.
Revenons alors à notre guide du Département du Tourisme de Santa Cruz. Son amabilité et sa ferveur s’éclaircissent peu à peu. Chaque unité gouvernementale locale doit répondre à la politique touristique nationale : prouver aux gens du monde qu’ « It’s more fun in the Philippines ». Le sentiment de fierté des locaux pour leur archipel paradisiaque semble presque dépendre et doit être renforcé par le bon temps des touristes et par leur engouement pour les Philippines. Notre préposé gouvernemental du Département du Tourisme a bien travaillé. Il a assuré tout à la fois notre protection et la réputation de Santa Cruz. Peut-être a-t-il aussi cherché à dissimuler quelque peu la réalité : mais là, ce ne sont que des suppositions. Nous ne saurons jamais vraiment ses véritables motivations.
La leçon « It’s more fun in the Philippines » a été bien apprise. Vous cherchez un restaurant ? Levez les yeux et vous verrez, une pancarte vous indiquant que « Dining is more fun in the Philippines ». Il y a sept mille cent sept îles dans l’archipel : cela, je m’en souviendrais. Tous les locaux vous le diront dans toutes vos conversations. Tous les locaux vous demanderont si vous appréciez votre voyage. La campagne publicitaire semble avoir du bon dans un sens : celui de pousser les Philippins à être « proud of the Nation » plutôt que de perpétuer ce soi-disant complexe d’infériorité d’origine coloniale.
Bien que la manipulation politique soit palpable entre les lignes de la campagne publicitaire, le slogan « It’s more fun in the Philippines » a été adopté par les locaux. De nombreux détournements dudit slogan ont vu le jour. Par exemple, le 29 mai 2012 a eu lieu la mise en accusation du sénateur Renato Corona, chef de la Justice de la Cour Suprême accusé de corruption, de trahison de la confiance publique, et même de violation de la constitution. Chacun des vingt-trois sénateurs ont voté devant les télévisions publiques de la culpabilité ou non de Corona. Le 29 mai dans l’après-midi, l’activité professionnelle a été ralentie pendant quelques heures à Manille : devant les écrans, les paris entre collègues sur les résultats des votes fusaient. « Even politics is more fun in the Philippines ! » m’a alors dit une amie étudiante en riant. Les résultats sont tombés : vingt sénateurs ont accusé Corona, déclaré coupable. Mon amie a gagné son pari, a empoché quelques pesos, et a surtout beaucoup ri durant ce procès historique aux Philippines. L’une des particularités culturelles étonnantes partout dans l’archipel tient dans cette tendance permanente à l’auto-dérision face à tous les conflits internes. Ici, le rire est une arme.
Au premier abord alors, le voyageur ne voit que des sourires aux Philippines. A chaque coin de rue, il se fait appeler « Hi friend », « Americano » « Joe » (pour G.I. Joe) ou même « American Idol » (ici tous les blancs sont avant tout américains). Il est alors aisé de renverser les opinions des ambassades apeurées. Et de se dire que oui, « It’s definitly more fun in the Philippines ».