Islam et féminité
Le concept de purdah au Bangladesh
Émilie Rochon Gruselle
mardi 28 janvier 2014
Avant de venir à Dhaka, je croyais posséder une bonne connaissance des prescriptions que la religion et la culture musulmane réserve aux femmes. Ce sujet étant surreprésenté dans l’actualité, je m’en informais à travers les journaux et les articles de tout genre ; j’avais même pris un cours sur le monde arabo-musulman. Je pensais avoir du moins une bonne base en la matière ; je me trompais.
Le Bangladesh a été mon premier contact direct avec cette foi souvent diabolisée dans les médias et, par conséquent, généralement mal comprise, surtout en Occident. J’étais déterminée à poser le pied en sol Bangla avec un esprit ouvert, absent de préjugés, résolue à tenter de comprendre l’influence de l’Islam au Bangladesh dans toute sa complexité, évitant toute perspective réductrice, tout enlisement dans les idées préconçues.
Dès mon arrivée, une particularité pourtant propre à l’ensemble des société dont l’Islam est la religion majoritaire (à différents degrés bien entendu), me frappa de plein fouet : l’absence de femmes et l’écrasante majorité masculine présente dans l’espace public ; que ce soit dans les cafés, les stands de thé, le marché, dans la rue, ou même à l’Université de Dhaka.
Certains seraient tentés d’expliquer cet état de fait comme étant le résultat de l’oppression et la domination patriarcale, toutes deux renforcées et légitimées par une religion connue pour son rapport pour le moins controversé à la gente féminine.
Fidèle à mon désir d’explorer la société bangladeshi sous toutes ses facettes et ce, sans intransigeance, j’ai décidé d’étudier les liens qui tissaient religion musulmane et conception de la féminité dans la société de mon pays d’accueil. C’est à travers mes lectures sur le sujet que j’ai découvert un concept dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, celle de purdah : « la purdah est définie comme étant le schéma des échanges entre les sexes. [1] »
Ce terme est celui propre à l’Asie du Sud, où il s’applique aux femmes musulmanes mais aussi, quoique à un moindre degré, aux femmes hindoues [2] . Dans les pays du Moyen-Orient, cette institution religieuse et sociale est connue sous le nom de hijab.
Bien que le mot purdah veuille littéralement dire « voile » ou « écran », la définition de ce concept va au-delà du seul aspect physique comme signe de pureté préconisé dans la religion musulmane. La pureté implique également un ségrégation sévère entre les rôles spécifiques associés aux hommes et aux femmes : « la purdah est mieux comprise comme étant l’ensemble des normes et des règlements qui promeuvent l’isolement des femmes, font respecter leur exclusion de l’espace public et régulent l’accès au marché du travail selon l’identité sexospécifique. 1997. « The Poverty-Purdah Trap in Rural Bangladesh : Implications for Women’s Roles in the Family ». Development and Change 28 (no.2) : 219]] »
La division du travail est à la base du respect de la purdah. En milieu rural, par exemple, les tâches attribuées aux femmes ne les amènent que très rarement en dehors de l’enceinte de la demeure familiale. Les hommes travaillent aux champs alors que les femmes s’occupent de la préparation des récoltes et s’adonnent aux tâches ménagères : « […] la purdah, c’est la construction culturelle du travail : sans la purdah, qui réglemente le statut de la femme, la division du travail au sein des ménages serait intenable. [3]". Bien que la situation ai quelque peu évolué en milieu urbain, avec une certaine libéralisation des mœurs due en partie à l’influence grandissante de la société occidentale, en milieu rural, la plupart des femmes qui proviennent de familles aisées ne travaillent pas.
Seules les femmes issues de milieux pauvres se voient contraintes d’intégrer le marché du travail, puisque leurs familles ne possèdent pas les moyens de les entretenir et ainsi, de respecter les consignes de la purdah. La possibilité de maintenir sa femme en dehors de l’espace public est vu comme un signe de prospérité et est représentatif du statut social d’une famille, tout en étant conforme à un idéal religieux.
Ainsi, le confinement des femmes n’est pas seulement dû à une question d’honneur familial, mais également à un souci de viabilité économique : « […] l’inégalité des sexes est liée à la cellule familiale, où les tâches domestiques entreprises par les femmes apportent une subvention nécessaire et essentielle aux salaires des hommes. [4] »
Le concept de purdah sert donc aussi à assurer le maintien du système traditionnel de la femme au foyer et du mari pourvoyeur des besoins de sa famille. Ce raisonnement économique justifie pour beaucoup la ségrégation des femmes, qui contribue efficacement à les maintenir sous le joug du patriarcat. Rares sont celles qui poursuivent une carrière et refusent le mariage, tant l’ostracisme social est fort lorsqu’on décide de s’écarter de la norme.
La tutelle d’un homme est quasi indispensable pour une femme bangladeshi. Par exemple, il est difficile (voir parfois impossible) pour une femme célibataire de louer un appartement, puisqu’on demande d’inscrire le nom du père ou du mari sur tous les papiers officiels. Du jour au lendemain, les veuves et les divorcées deviennent les parias de leurs communautés. Une de mes collègues m’a même raconté la fois où on a refusé qu’elle fasse don de son sang à l’hôpital suite à la tragédie de Rana Plaza, puisqu’étant divorcée et orpheline elle n’avait désormais plus ni mari, ni père.
En Occident, nous avons tendance à percevoir le voile comme le pinacle de l’oppression patriarcale, comme l’ultime symbole d’une misogynie anachronique. Ceci empêche souvent de voir les mécanismes beaucoup plus insidieux et fort moins visibles qui maintiennent les femmes au rang de citoyennes de deuxième zone ; des mécanismes qui sont loin d’être uniques à la religion musulmane.
[1] Feldman, Shelley et McCarthy, Florence E. 1983. « Purdah and Changing Patterns of Social Context Among Rural Women in Bangladesh ». Journal of Marriage and Family 45 (no.4) : 949
[2] Papanek, Hanna. 1973. « Separate Worlds and Symbolic Shelter ». Comparative Studies in Society and History 15 (no.3) : 289.
[3] Amin, Sajeda. 1997. « The Poverty-Purdah Trap in Rural Bangladesh : Implications for Women’s Roles in the Family ». Development and Change 28 (no.2) : 220
[4] Kabeer, Naila. 1991. « The Quest for National Identity : Women, Islam and the State in Bangladesh ». Feminist Review [spring] (no.37) : 293