Le tapis rouge des Estropiés
mercredi 5 février 2014Je ne puis avec certitude reproduire cette scène dans sont exactitude. Le moment était fort quoique banal, quelque démon m’a sans doute soudoyé pour que dans une telle décrépitude je reconnaisse l’esquisse même de la beauté pure.
De la beauté, l’on ne saurait dire si la laideur peut être un attribut ; toutefois, lorsque accompagné de ce que j’appellerais, d’un point de vue artistique, la puissance, la question ne se pose plus.
Il n’est pas d’image horrible évocatrice de la moindre beauté sans l’apport d’une puissance vive, d’une aura enveloppante, de ce dard ardent qui darde le malaise et, n’en déplaise à la sentimentalité, réveille chez le spectateur quelques émotions fortes.
Le voyage a fait partie de mon quotidien, les sensations fortes aussi, les femmes aussi, et, je vous l’assure, dans mes perceptions qui tendent toujours à la création (essentiellement cinématographique ou littéraire) il est une habitude de retenir les images puissantes, et celles-ci, pourrait-on dire, forgent ma mémoire. Mon imagerie, qui se fonde tout particulièrement sur les éléments dont je viens de parler, est donc la couleur, le flux vivifiant, l’éclat de mon monde d’idées. Les images tournent, s’envolent et volettent, se désagrègent et renaissent, plus belles que jamais et c’est ainsi qu’elles me servent, et que je les honore toujours davantage.
Le démon de la puissance m’a donc sans doute soudoyé, cette journée-là, lorsque j’ai reconnu une démoniaque beauté à ce qui était d’une inconcevable laideur. D’entrée de jeu, j’admets ne pas savoir si je pourrai, un jour, fidèlement reproduire cette scène ; au cinéma, la proximité des éléments et l’intense contre-jour enverraient paître la beauté ; à l’écrit, celle-ci proviendrait d’élaborations extérieures à l’image elle-même, et on ne saurait dire si l’infidélité de cette reproduction ne la rendrait pas automatiquement de moindre qualité. J’émets donc cette théorie : la puissance de cette image provient de son impuissance dans tous les médiums artistiques, autres que celui qu’est la réalité elle-même.
Je suis donc l’heureux élu, le seul à avoir vécu ce moment, cette expérience, cette image.
Il fallait que j’arrive à Dhaka précisément le 10 mai, précisément à l’heure à laquelle je suis arrivé. Heureusement que mon avion en provenance de Kunming, Chine, eut cette heure précise de retard et heureusement que, précis, je n’y suis pas allé d’imprécisions dans mes actions, lorsque mes pieds foulèrent pour la première fois les terres de Bengale.
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Bagages en main, alors que je sortais finalement de l’aéroport et que l’opaque chaleur de Dhaka m’enveloppais pour la première fois, une des premières choses qui me vint aux yeux fut un petit véhicule vert, dans lequel j’eus bien envie de monter tant il était... original ?
Permettez-moi une parenthèse sur celui-ci. C’est un CNG (Compressed Natural Gas). Aux premiers abords, les CNGs sont effectivement assez charmants. Verts et coquets, il foncent à bonne vitesse à travers le chaos des rues de Dhaka. Rapidement, cependant, on réalise la prison qu’ils sont et, croyez-moi, certains y vivront leur désillusion tant, dans les rues de Dhaka, l’horreur des mendiants ne semble parfois pas avoir de péremption.
Encagé dans les CNG, l’on vit bien des chagrins, qui s’accumulent et s’acculent et placent notre faible psychologie sous une ravageuse férule ; à la longue, les images de misère influencent les perceptions, l’on devient dépressif. Sans blague : des gens sans nez, sans bras, sans jambes, les yeux tout blancs, parfois de enfants, parfois des parents, souvent des vieillards, qui défilent dans les rues dans une horrible procession, ça rentre dans la tête et ça n’en sort jamais. Et Dieu sait combien le trafic de Dhaka, ce légendaire prix Nobel de l’aberration, n’aide pas la chose. Il faut donc bien l’admettre : le CNG, aussi coquet soit-il, est le pire moyen de transport pour cela. Comprenez la situation : il fait 140 degrés, l’air est pollué à 140 pour cent, vous êtes encagé pour 140 ans dans cette cage verte (bloquée dans un trafic qui ne bouge absurdement pas) de laquelle vous avez 140 raisons de vouloir sortir, dont cette femme, cet homme, cet enfant, ces humains trop souvent estropiés qui cognent à votre cage, vous dévisagent et propagent en vous un indécrottable malaise duquel, ils l’espèrent tous, naîtra quelque générosité de votre part. De mon côté, avec le temps, à force de voir mes sentiments se faire manipuler par la misère, diverses tensions se sont installées en moi. Je l’admets, des larmes ont perlé comme de l’agressivité s’était extériorisée. Parfois, j’ai le coeur qui se tord face au mauvais sort de ces pauvres que décolorent l’infortune ; parfois j’ai envie de leur cracher dessus qu’ils me laissent un peu de tranquillité, tant les Takas (monnaie locale) que je leur donne ne peuvent que prolonger leur calvaire.
Revenons-en cependant à ma toute première course de CNG, alors que j’étais vierge de toute expérience désagréable au bord du tapis rouge des estropiés. Curieux, j’observai, de derrière le grillage vert, cette ville bourdonnante bouillonner, et, lentement, mes yeux commencèrent à piquer. Le front en sueur, j’essayai alors de refaire le focus ; mais les images se fractionnèrent ; les voitures, les rickshaws, les autobus, les CNGs et les motocyclettes s’atomisèrent ; il en résulta un kaléidoscope des plus colorés et de cet amalgame de coloris et de teintes naquit ce que l’expérience bangladeshie m’aura offert de mieux : cet indéfinissable amour épicé, sucré et humble, pour une nation passionnée, raffinée et fière. Drôle de dire qu’une admiration puisse avoir pris racine dans l’âcre poussière du trafis de Dhaka, sous le chant peu mélodieux des klaxons et du Muézin, mais c’est bel et bien arrivé et encore plus lorsque, finalement, ma vison redevint claire et que le focus s’opéra sur cette femme qui, à travers le grillage vert qui sert de portière au CNG, me fixait. Nos visages étaient alors à quelques centimètre seulement l’un de l’autre. Tout était immobile depuis un bon moment déjà, sans doute.
Elle était horrible. Une catin que l’on aurait oublié 140 ans dans les eaux polluées de Dhaka, qui se tenait là, perlante de sueur, à dévisager en moi la source de ma triste colère, son propore refflet dans mes yeux décontenancés. Toute la beauté de l’expérience multicolore et kaléidoscopique s’égrena pour laisser place à un oignon pourri à la crinière crasseuse, que les seigneurs du ciel, s’ils existent, n’auraient pas même cuisiné pour les misérables. Se déroula alors ce qui deviendra l’habituel rituel, soit ce sombre moment d’inertie où le malheureux pèse et soupèse en espérant trouver, chez l’heureux nord-américain, cette faille qui permettra un renversement, qui permettra que l’hurluberlu canadien devienne si malheureux qu’il concède, financièrement, un part de sa peine.
Mes bagages prenaient tout l’espace, j’étais bien ancré dans le CNG. Mes mains restèrent immobiles un peu par défaut et je prix donc la décision de ne pas lui donner d’argent. Il faut également dire qu’il n’est pas aisé de bien gérer ce genre de situation lorsqu’on vient tout juste de débarquer dans un pays : on peut bien être généreux, mais comment bien l’être ? Comment ne pas exagérer, comment être impartial ? Tant de questions dont la réponse vient bien vite : il vaut mieux ne rien donner, car il n’y a pas de héros individuels à Dhaka. Seule une action collective peut changer la donne. D’autant plus qu’il existe une véritable commercialisation de la misère en Asie du Sud et que l’argent que vous donnez aux pauvres, au final, ne va pas forcément dans les bonnes mains.
Ainsi donc, nous nous fixâmes environ... sept minutes. C’est étrange, c’était... drôlement vivifiant. Sa tête collée contre la porte du CNG, ses petits yeux électrisants, son petit sourire conciliant, dois-je l’admettre, me charmèrent. La métamorphose s’opéra : le temps et l’infortune l’avaient malmenée, dans ses yeux je vis les plus belles et puissantes teintes de ce qu’on aperçoit de l’éclat lunaire lorsque le ciel orageux s’endort ; et, dans son sourire persistant, j’observai la démonstration même qu, sous les décombres, la végétation la plus vive peut toujours survivre ; l’oignon, la crinière, l’extrême laideur que j’avais d’abord perçus, ne subsistèrentt à ce que cette guerrière, à ce que cette force de caractère devait sans doute alors vouloi me montrer : que les millénaires de misère ne sauraient altérer sa profonde beauté.
Le CNG démarra soudainement, et je ne la revis jamais. Lorsque j’arrivai finalement à Elephant Road, là où je retrouvai mes quelques collègues canadiennes, j’avais toujours cette image puissante bien en tête. J’avais l’impression, déjà, d’en savoir beaucoup sur le Bangladesh.
***
Elle était, objectivement parlant, horrible. Mais l’horreur, lorsque amalgamée à la puissance, impose sans doute la plus grande beauté. En ce cas-ci, c’était la découverte d’un corail d’or prisonnier d’une épave rongée par la rouille et oubliée au fin fond d’un océan d’encre. Ou encore, la réalisation d’Ô combien ils sont beaux, le Bengale et ses bonnes gens, en-dessous des préjugés, et au-delà de la misèse, de la crasse et de l’absurdité !
Quelques mois plus tard, je le sais plus que jamais : l’image non-reproductible (malgré cette pâle tentative d’écrit) dont je fus témoin le 10 mai dernier aura valu son pesant d’or et ce, dans le seul médium artistique qui lui convenait, soit la réalité elle-même, pure et crue.