Sona
jeudi 6 mars 2014MANILLE, Philippines — 22 juillet 2013
Les taxis refusent de me prendre, les autobus changent d’itinéraire et les chauffeurs de Jeepney en profitent pour faire la sieste ; il ne reste plus que quelques heures avant le discours annuel du président Aquino et il m’apparaît impossible de rejoindre les manifestants rassemblés sur Commonwealth avenue, près de la Chambre des représentants. Vers midi, la foule s’est déjà dissipée. Il reste moins de deux mille personnes regroupées à l’avant d’une scène où les discours dénonciateurs se succèdent. Les policiers, plus nombreux que les manifestants, sont allongés sur l’herbe du terre-plein. L’éclatante corruption de l’administration Aquino et les inégalités qu’elle perpétue ne soulèvent plus la rue, et ce, même si les bidonvilles sont aujourd’hui aux portes du quartier des affaires de la capitale. La misère et les assassinats politiques semblent avoir dérobé à la volonté populaire tout idéal de démocratie.
La démocratie est vacillante aux Philippines. La révolution de février 1986 est un triomphe du pouvoir citoyen sur la dictature de Ferdinand Marcos et donne lieu à l’adoption d’une nouvelle constitution. L’enthousiasme des organisations de gauche s’effrite cependant rapidement. L’élite, issue des dynasties de l’époque coloniale, maintient le monopole du pouvoir et paralyse toutes tentatives de changement. Aquino III, comme ses prédécesseurs, se targue néanmoins d’une affiliation avec les principes révolutionnaires de 1986 et coopte le discours des défenseurs des droits de l’homme. Depuis, la gauche populaire, qui avait conduit le coup d’État, se retrouve, quant à elle, exclue et victime d’une violente répression. Le massacre d’Ampatuan en est un exemple extrême : le 23 novembre 2009, sous la présidence d’Arroyo, un politicien local fait assassiner cinquante-sept personnes, dont vingt-neuf journalistes. Il s’agit, à ce jour, de la pire tuerie jamais perpétrée contre des journalistes. L’espace démocratique philippin régresse et les atrocités de la loi martiale s’actualisent. La loi martiale avait permis aux militaires de faire disparaître des milliers de civils, politiciens, militants et leaders de mouvements paysans, torpillant les efforts des organisations progressistes et consolidant les alliances entre les familles influentes. L’administration actuelle perpétue les représailles et la marginalisation, laissant une dangereuse latitude aux agences censées faire respecter la paix sociale. Il semble évident que les promesses de la Constitution de 1987 n’ont pas affranchi les Philippines des pratiques dictatoriales de Marcos et des abus de pouvoir. La transition démocratique s’annonce encore longue et pénible. Le peuple n’a pas encore accès à des élections transparentes et à un scrutin sans violence : près de 1 000 personnes ont été tuées lors des présidentielles de 2004 [1].
Le pillage de l’espace démocratique s’étend aujourd’hui aux droits fondamentaux des étrangers. Selon le Bureau de l’immigration (BI), se joindre à une manifestation constitue une violation des conditions de séjour : une disposition administrative datant de 1940, le Commonwealth Act 613, mais que les autorités n’avaient pas jugé utile d’appliquer jusqu’à tout récemment [2]. La police nationale a désormais le mandat explicite d’arrêter les étrangers lors d’actions de masse. Cette politique du BI habilite le harcèlement et la détention arbitraire par la police nationale, l’institution la plus corrompue au pays ! Le gouvernement philippin a pourtant ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques en 1974. La loi prohibe donc toute arrestation lors de manifestations pacifiques, en vertu des articles 19 (« toute personne a droit à la liberté d’expression ») et 21 (« le droit de réunion pacifique ») de ce Pacte. En bafouant ouvertement les garanties minimales de libre expression pacifique, le Président se démet de ses engagements en matière de droit international. La radicalisation des politiques du BI engendre une violation systématique des droits de l’homme.
Le Commonwealth Act 613 sert d’outil de répression et punit les actes de solidarité internationale, en plus d’isoler la société civile, dernier phare de sa génération des valeurs révolutionnaires de 1986. Il est maintenant illégal aux Philippines d’exprimer publiquement son support aux organisations de gauche, qui militent pour une redistribution plus équitable des richesses. Se joindre en solidarité à un peuple écrasé par l’élite économique et le sous-développement est passible d’emprisonnement et de déportation. Si ce n’avait été de Karapatan, une organisation issue de la base populaire qui milite pour l’avancement des droits fondamentaux, je serais probablement encore prisonnière du camp de détention Bagong Diwa, situé à Taguig. En intimidant les étrangers qui investiguent les dynamiques sociopolitiques, Aquino ne fait que dévoiler, une fois de plus, l’illégitimité de son administration. L’intimidation dont sont victimes les visiteurs étrangers, si elle a le mérite d’attirer l’attention sur les violations des droits fondamentaux perpétrés par le régime, demeure insignifiante en comparaison avec la violente répression qui afflige les citoyens philippins : assassinats ciblés (142 depuis 2010), [3] militarisation des provinces et pauvreté extrême (un tiers de la population vit sous le seuil de la pauvreté).
En date du 15 septembre 2013, j’ai été bannie à vie du territoire philippin pour avoir rejoint une manifestation pacifique ; un rassemblement qui a lieu chaque année lors du discours annuel du président.
[1] John L. Linantud, « The 2004 Philippine Elections : Political Change in an Illiberal Democracy », Contemporary Southeast Asia : A Journal of International and Strategic Affairs 27.1 (2005), 83.
[2] Deportation of Aliens, Section 37. (a), (8) Any alien who believes in, advises, advocates or teaches the overthrow by force and violence of the Government of the Philippines, or of constituted law and authority, or who disbelieves in or is opposed to organized government or who advises, advocates, or teaches the assault or assassination of public officials because of their office, or who advises, advocates, or teaches the unlawful destruction of property, or who is a member of or affiliated with any organization entertaining, advocating or teaching such doctrines, or who in any manner whatsoever lends assistance, financial or otherwise, to the dissemination of such doctrines ;
[3] Karapatan, « Monitor », (2013) En ligne. http://www.karapatan.org/Karapatan+ Monitor +2013+Issue1 (page consultée le 6 novembre 2013).