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L’Hacienda Luisita

Peut-on espérer une réforme agraire aux Philippines ?

mercredi 5 mars 2014

Six novembre 2004, sur les terres de l’Hacienda Luisita au centre de l’île de Luzon, la population protestait face à l’injustice quand le bruit des coups de feu s’est mis à retentir au loin. Les manifestants prirent leurs jambes à leur cou et rebroussèrent chemin, criant d’horreur devant le spectacle. Quelques instants plus tard, les cadavres gisaient un peu partout sur le sol, baignant dans leur sang. Je n’étais encore jamais allé aux Philippines quand je suis tombé sur ces images. Quatorze personnes ont perdu la vie dans ce massacre, deux d’entre- elles étaient des enfants. C’est sans compter la centaine de blessés et les milliers de gens traumatisés par l’expérience [1]. En plus d’être l’un des exemples les plus criants des dérives politiques aux Philippines, le massacre de l’Hacienda Luisita met en relief les complications d’une transition politique, économique et sociale qu’on avait promise au peuple philippin avec l’arrivée au pouvoir de Corazon Aquino et du parti libéral. Plus de vingt cinq ans après la chute du dictateur Ferdinand Marcos, les changements promis se font toujours attendre.

Que s’est-il passé ?

L’Hacienda Luisita est un gigantesque territoire de la province de Tarlac, l’un des plus grands terrain privé aux Philippines. Depuis l’ère coloniale, ces terres appartiennent au clan Cojuangco, lui- même lié à la famille du président Aquino. Le clan Cojuangco fait partie des 120 grandes familles qui dirigent le pays d’une main de fer depuis l’ère coloniale espagnole. En 2004, la famille Cojuangco savait que 5000 hectares de l’Hacienda Luisita allaient être redistribués sous peu à la population [2]. Dix- sept ans auparavant, lors de la chute du président Marcos, la nouvelle présidente Corazon Aquino avait mis en place la Comprehensive Agrian Reform. Cette réforme agraire prévoyait que les terres cultivables, propriété officielle de l’élite en place, seraient graduellement achetées pour ensuite être redistribuées aux paysans et aux fermiers qui travaille pour les propriétaires sur ces terres.Le clan Conjuagco, n’était pas d’accord avec le prix qu’on lui offrait pour ses terres, et voulait garder le contrôle de ses possessions. Il décida donc d’en convertir une partie en un énorme parcours de golf de façon à éviter qu’elles ne soient redistribuées lors la réforme Les paysans se sont mobilisés pour bloquer l’accès au terrain et pour protester contre cette manoeuvre, mais le gouvernement décida de donner son appui au clan Conjuangco : 1000 paramilitaires ont été déployés sur le terrain pour étouffer le mouvement de contestation [3]. Ils ont tiré à bout portant sur la foule. Il était devenu clair que l’Hacienda Luisita allait rester la propriété du clan Cojuangco. Suite à ces événements, la Cour Suprême a mis un terme à la réforme agraire, considérant qu’elle avait failli à améliorer le sort des paysans.

Si cette réforme parait encore aujourd’hui inapplicable, c’est parce qu’un problème encore plus profond bloque toute forme de changement. Dans un article du Monde Diplomatique de 2011 où il analysait les complications de la réforme agraire, l’analyste Philippe Revelli écrivait :

Si la nouvelle Constitution adoptée en 1987, après la chute de Ferdinand Marcos, a ouvert de réels espaces d’expression démocratique, les organisations populaires liées à la gauche, qui avaient contribué au renversement du dictateur, demeurent exclues du système politique. Les élites économiques, généralement issues de l’aristocratie foncière, monopolisent les postes de sénateur, député et gouverneur, bloquant toute tentative de transformation en profondeur des structures sociales, qui demeurent très inégalitaires [4].

La famille Aquino promettait avec la révolution du People’s Power qu’il y aurait un changementdrastique dans la société philippine. Plusieurs lois signées par Corazon Aquino avaient effectivement le potentiel d’offrir une meilleure redistribution des richesses. Cependant, l’aristocratie, très puissante dès l’époque coloniale, ne pouvait pas disparaître du jour au lendemain. Celle- ci voulait à tout prix garder sa place et était prête à se servir de son influence pour protéger ses intérêts au détriment du reste des citoyens philippins. La question épineuse de l’Hacienda Luisita a récemment refait surface. Le fils de Corazon Aquino, maintenant au pouvoir, vient d’annoncer la prolongation du CARP (acronyme de la réforme agraire) jusqu’en 2014. Son plan projette de redistribuer 961 974 hectares de terre d’ici la fin de l’année 2013 [5]. Afin d’y arriver, le gouvernement a débloqué 21 milliards de dollars pour l’acquisition des terres qui seront ensuite redistribuées [6]. En tout, 6 296 fermiers devraient recevoir un lopin de terre de 0,6 hectare de la part du gouvernement [7]. Le scepticisme reste pourtant encore présent chez les cultivateurs. Les échecs et les abus de pouvoir des dernières années ont laissé a laissé un goût amer aux fermiers, qui osent à peine espérer un changement. Puisque l’Hacienda Luisita est la démonstration la plus évidente de l’échec de la réforme agraire de Corazon, ce territoire s’est encore une fois retrouvée au centre du débat. Ce terrain devenait un bon moyen de montrer à la population que le gouvernement était maintenant vraiment déterminé et capable de redistribuer les terres aux paysans. Des experts ont donc obtenu le mandat d’évaluer la valeur du gigantesque terrain du clan Conjuagco. Le prix fixé par les experts fut, sans surprise, contesté par la famille qui ne voulait pas la vendre à ce prix-là. Le gouvernement du président Aquino était coincé entre une population mécontente et sceptique et ses propres intérêts familiaux. Le problème était devenu ingérable et la Cour Suprême obtint le mandat de trancher. Finalement, le verdict du mars 2012 donna raison au jugement des experts. Le gouvernement a donc publié, en août dernier, la liste des 6 212 fermiers qui recevront une parcelle de terre [8].

La réforme agraire tire à sa fin. Après tant d’années d’inertie, de difficultés et de luttes, les paysans philippins essaient toujours d’obtenir justice. La confiance du peuple envers le régime est éprouvée. Les paysans se souviennent trop bien des mensonges, des promesses non tenues, et des démonstrations de force d’un régime défendant les intérêts de l’élite. Il reste encore énormément de terres à redistribuer avant 2014 et personne ne sait ce qui adviendra des paysans qui dépendent du succès de la réforme agraire pour gagner leur vie.


[1Noël Holt. 12 janvier 2006 « A year after the Hacienda Luisita massacre in the Philippines—no one charged » World socialist Website. En ligne.http://www.wsws.org/en/articles/2006/01/phil-j18.html. (page consultée le 10 Août 2013).

[2Ibid.

[3The internationalist « Over a Dozen Hacienda Luisita Strikers and Their Children KillerMassacre of Sugar Plantation Workers in the Philippines ». En lignehttp://www.internationalist.org/philippinesluisitamassacre0412.html (page consultée le 13 août 2013).

[4Revelli, Philippe. « Philippines, terres à l’encan Le pouvoir des grandes familles », Le monde diplomatique. Octobre 2012 p.6.

[5T.J Burginio. 27 décembre 2012. « CARP : Many farmers believed owning land would not happen, says DAR secretary » En ligne. http://newsinfo.inquirer.net/330539/carp-many-farmers-believed- owning-land-would-not-happen-says-dar-secretary#ixzz2bjUZZTy4 (Pageconsultée le 12 août 2013).

[6Ibid.

[7Ibid.

[8Gutierrez, Natashya. 18 juillet 2013. « Hacienda Luisita land redistribution begins ». Rappeler. En ligne. http://www.rappler.com/nation/34192-hacienda-luisita-land-distribution-begins (Page consultée le 12 août 2013).