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Tsinoy

lundi 27 janvier 2014

BINONDO, Manille – 1er juin 2013

Une agitation délirante encombre les ruelles marchandes de Binondo. Des centaines de parasols jaune, bleu et vert servent d’échoppe aux marchands de rue et les jeepney se mèlent à la foule. La chaleur asphyxiante qui émane du bitume et les deux enfants qui se pendent mollement à mon bras ont toutefois raison de mon enthousiasme à découvrir le plus vieux quartier chinois du monde. Je trouve refuge à l’ombre de la basilique Saint Lorenzo Ruiz, une façade tuméfiée par les bombardements britanniques de 1762 et ceux de la Deuxième Guerre mondiale. L’Église dominicaine servait autrefois à convertir les masses d’immigrants chinois venus commercer avec la perle de l’Asie. À l’époque, l’autorité coloniale de l’archipel avait ordonné l’expulsion de tous les Chinois non-catholiques de l’archipel. Le métissage culturel toujours perceptible de nos jours témoigne du long historique entre les deux nations, mais qu’en est-il des relations sino-philippines en 2013 ?

L’influence économique de la Chine est déterminante partout en Asie du Sud-Est. Elle revêt cependant un caractère particulier aux Philippines. Contrairement à la Thaïlande, à la Malaisie et à Singapour, où les Chinois représentent entre 10 % et 80 % de la population, leur poids démographique aux Philippes est minime. Seulement 1% de la population est d’origine chinoise [1]. La classe marchande chinoise exerce, malgré cela, une influence démesurée sur l’économie philippine : le capital chinois contrôlant près de 60 % des richesses [2]. Ce phénomène attise depuis longtemps l’animosité populaire et a donné lieu à la mise en oeuvre de mesures discriminatoires à l’endroit des commerçants chinois. Dès 1954, les Chinois ayant élu domicile aux Philippines se voient refuser le droit d’ouvrir des commerces au détail [3]. Ces derniers trouvent toutefois une stratégie pour contourner la législation en demandant la citoyenneté philippine. À force de ténacité, les tsinoy [4] deviennent éventuellement une classe commerçante prospère et se retrouvent à la tête d’entreprises emblématiques, telles que le géant SM Malls et la chaine de restauration rapide Jollibee. Malgré l’intégration fructueuse des Philippins d’origine chinoise, les relations entre la République populaire de Chine et le gouvernement philippin demeurent empreintes de méfiance. Le contentieux territorial dans la mer de Chine méridionale et les récents scandales de corruption embrasent l’aversion entre les deux États.

Le principe de coexistence pacifique, qui guidait la politique étrangère au temps de Mao, semble avoir fait place à une politique étrangère plus offensive envers les nations voisines. À la suite de l’adoption unilatérale de la loi maritime de 1992, Beijing revendique la presque totalité de la mer de Chine méridionale, une région également dans la mire de six autres États limitrophes [5]. Dès 1995, la Chine intensifie ses démonstrations de force et ravive le contentieux en occupant le récif de Mischief, situé à seulement 240 km de l’île de Palawan. La Chine se veut rassurante et insiste sur le caractère pondéré de ses intentions. Les deux États s’entendent pour résoudre pacifiquement leur différend. Cependant, la résolution du litige ne suffit pas à rassurer l’administration philippine, seule face à une Chine de plus en plus avide. Manille se résolue à faire appel à l’allié américain : « a larger U.S. military presence in the Philippines will help the country detect and deter territorial intrusions in the South China Sea », déclare le chef d’état-major des Forces Armées [6]. Aux yeux de l’administration chinoise, l’intrusion de l’ancienne puissance coloniale dans les affaires diplomatiques de la région Pacifique témoigne des intérêts stratégiques des américains : le rapprochement avec Manille n’est qu’une tentative d’améliorer leur positionnement sur l’échiquier géopolitique régional. Une perception que Beijing ne manquera pas d’exploiter afin de nourrir la ferveur nationaliste. L’explosion subséquente du budget militaire de la Chine effrite d’autant plus les relations sino-philippines.

Le soft power chinois, quant à lui, rencontre aussi une farouche résistance aux Philippines. Alors qu’en 2004, les relations commerciales entre les deux voisins avaient atteint un sommet historique en totalisant une valeur de 13,3 milliards de dollars, trois ans plus tard, l’administration Arroyo est éclaboussée par un scandale de corruption. Résultat, les projets d’investissement chinois sont avortés. Le Beijing consensus, le modèle de développement prôné par la Chine, versus le Washington consensus, fonctionne généralement par l’acquisition de compagnies étrangères, l’exploitation des ressources naturelles et l’octroi de prêts substantiels. En 2005, la Chine accorde 450 millions de dollars au projet de réhabilitation du réseau de chemins de fer du nord Luzon et près de neuf milliards de dollars pour la vitalisation du secteur agraire et la prospection minière. La Chine devient ainsi le principal créancier des Philippines, délogeant pour la première fois le Japon. L’arrivée de capitaux chinois soulève la méfiance de l’opposition parlementaire qui s’empresse de mettre en lumière des irrégularités dans les contrats concédés par la présidente Arroyo. Les prix soumissionnés par les firmes d’ingénierie privées auraient été gonflés et la balance, promise à l’administration Arroyo en échange de l’attribution desdits contrats [7]. L’ambassade chinoise à Manille réagit et prévient que les allégations risquent de détériorer les relations bilatérales [8] . Malgré les mises en garde, le tollé que provoque le scandale contraint le gouvernement à mettre fin aux contrats avec Beijing.

En somme, il est difficile de mesurer le poids réel qu’ont les Han dans l’économie philippine. Les relations commerciales entre les deux peuples précèdent la colonisation espagnole et ont engendré un métissage si omniprésent qu’il a donné naissance à un groupe ethnique : les tsinoy. L’influence économique des immigrants chinois est donc difficile à mesurer étant donné que ce groupe ethnique fait aujourd’hui partie à part entière du paysage ethno-culturel philippin.


[1Ellen H. Palanca, « The Economic Position of the Chinese in the Philippines » Philippine Studies 25.1 (1977), 81.

[2David Ahlstrom et Michael N. Young, « Facing Constraints to Growth ? Overseas Chinese Entrepreneurs and Traditional Business Practices in East Asia » Asia Pacific Journal of Management 21 (2004), 266.

[3Michael Pinches, Culture and Privilege in Capitalist Asia (London : Routledge, 1999), 279.

[4Les tsinoy sont des individus de descendance chinoise et qui ont la nationalité philippine.

[5Virginie Raisson, « Fantasmes de conflit en mer de Chine méridionale », Le Monde diplomatique (Paris), mars 1996, 30.

[6AP, « US, Philippines discuss wider US military presence », Inquirer (Manille), 14 août 2013.

[7Renato Cruz de Castro, « The US-Philippine Alliance : An Evolving Hedge against an Emerging China Challenge » Contemporary Southeast Asia : A Journal of International and Strategic Affairs 31.3 (2009), 403.

[8« recently emerging tendencies in the Philippines which may impose negative influence on the two countries’ relations and mutual cooperation »