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Bangladesh

Le "shipbreaking" : une industrie meurtrière

Émilie Rochon Gruselle

lundi 24 février 2014

L’être humain gaspille une proportion ahurissante de ce qu’il produit. C’est malheureusement une des failles inhérentes au capitalisme sauvage qui domine nos sociétés dites « modernes ». Au nom du profit et du nécessaire roulement de l’économie, nous consommons à n’en plus finir, sans égard pour ce qu’il advient de nos produits de consommation lorsque nous les délaissons pour nous procurer la dernière version, aussitôt que celle-ci fait son apparition sur le marché.

Certains déchets posent davantage problème que d’autres. Tel est le cas peu connu des énormes navires que l’on envoie sur les berges de différents pays d’Asie, dont le Bangladesh, afin de reléguer à la population locale le soin de les démanteler et de s’en débarrasser—au péril de leur vie et de leur environnement.

Le Bangladesh est le principal terrain de jeu d’une des industries les plus dangereuses de la planète : le dépeçage de navires (shipbreaking). En 2008, le Bangladesh accueillait sur ses berges près de la moitié de tous les navires relégués annuellement aux oubliettes [1], ce qui en fait le plus grand dépotoir de ce genre au monde.

Jusque dans les années 1960, cette industrie était principalement l’affaire des pays dits développés ; le processus était hautement sophistiqué et, par conséquent, très coûteux. À partir des années 1980, alors que les propriétaires de ces bateaux cherchent à augmenter leurs marges de profit, on décide d’envoyer ces mastodontes vers les berges des pays les plus pauvres d’Asie, où l’abondante main d’œuvre jeune, pauvre et sans alternatives a depuis contribué à développer une industrie qui enregistre aujourd’hui des profits annuels de 1.5 milliards de dollars [2] au Bangladesh seulement.

Le Bangladesh est un des pays les plus pauvres du monde ; il possède une quantité inestimable de travailleurs qui peinent à survivre et qui sont donc prêts à accepter n’importe quel genre de travail, peu importe les conditions. Ceux qui travaillent dans l’industrie du shipbreaking, dont la majorité sont des hommes âgés entre 18-22 ans, s’exposent à toutes sortes de fumées nocives qui s’échappent des carcasses des navires, ainsi qu’à des produits toxiques tels que l’asbestose et la peinture au plomb. Ces hommes courent également en permanence un danger de voir un gigantesque morceau de métal ou autre matériel leur arracher un membre, ou plus souvent, dérober leur vie.

Oubliez toute forme de sécurité sociale, de contrat à proprement parler, ou encore de compensation financière en cas d’accident ; malgré qu’il existe, en théorie, des lois du travail, celles-ci ne sont que très rarement respectées dans un pays aussi corrompu et pauvre que le Bangladesh.

C’est bien connu, les conditions de travail au Bangladesh sont parmi les pires au monde (dans l’industrie du textile, par exemple), mais celles auxquelles sont assujettis les travailleurs de l’industrie du shipbreaking sont d’autant plus précaires. Les hommes qui travaillent dans ces chantiers de ferrailles n’ont pour la plupart aucun vêtement protecteur, n’ont pas accès à des soins de santé, touchent des salaires de crève faim (environ deux dollars par jour), vivent dans des conditions exécrables (pas d’eau courante ni d’installations sanitaires), et subissent des horaires honteusement surchargés ; la plupart des employeurs font travailler leurs employés de 12 à 15 heures par jour [3] . La main d’œuvre est marginalisée, majoritairement illettrée, désespérée, et donc facilement exploitée par les géants de l’industrie, qui eux se bâtissent une fortune sur le dos courbé et endolori de leurs travailleurs. Les propriétaires de ces navires ainsi que les patrons chargés de les démolir n’ont d’ailleurs aucun intérêt à changer quoique ce soit au statu quo : les premiers se débarrassent facilement d’un rebut encombrant, alors que les seconds s’enrichissent en revendant les métaux récupérés des navires démantelés par une main d’œuvre abondante et sous-payée. En effet, on estime qu’environ la moitié de l’acier du Bangladesh provient de la désagrégation des navires désuets qui aboutissent sur ses côtes.

Avec autant d’argent en jeu, il n’est pas surprenant que les barons de l’industrie soient facilement en mesure de faire fi des lois censées encadrer ce genre de pratiques. Malgré les efforts prodigués par la Bangladesh Environmental Lawyers Association (BELA) [4] et d’autres ONG telle que Shipbreaking Platform (basée à Bruxelles) et Human Rights Watch, les acteurs de l’industrie du shipbreaking et du transport maritime refusent toujours de se plier aux lois internationales censées régir leurs activités, telle que la Convention de Bâle sur le transfert et l’élimination des déchets dangereux [5]

La dernière victoire remonte à 2009, lorsque le BELA a convaincu la Cour suprême du Bangladesh de prohiber tout démantèlement de navire qui ne se ferait pas dans le respect des lois environnementales en vigueur. Pendant un an, l’industrie est presque entièrement paralysée au pays.
En bout de ligne, cependant, la Première ministre Sheikh Hasina n’a d’autre choix - devant l’intense pression de la part des acteurs les plus puissants du secteur - que de relâcher les reines et de permettre une reprise des activités, qui se poursuivent à ce jour.

Le shipbreaking est un phénomène presque inconnu en Occident ; ceci est probablement dû au fait que jamais nous ne verrons ces navires sur nos plages propres et bien entretenues, considérées par tous comme bien trop précieuses pour que l’on y tolère quoique ce soit du genre.

Par contre, les plages éloignées, sauvages et surpeuplées du sous-continent ; qui s’en soucie ?

Loin des yeux, loin du coeur...et de la conscience.


[12012. Ship Breaking in Bangladesh : Hard to Break Up. En ligne. http://www.economist.com/news/asia/21565265-controversial-industry-says-it-cleaning-up-its-act-activists-still-want-it-shut-hard-break. page consultée le 1er novembre 2013.

[2YPSA. Overview of shipbreaking in Bangladesh. 2012. En ligne. http://www.shipbreakingbd.info/overview.html. page consultée le 31 août 2013

[3Chowdhury, Tashfin Syed. 2013. Graveyard shift : Dismantling toxic ships in Bangladesh. En ligne. http://www.independent.co.uk/news/world/asia/graveyard-shift-dismantling-toxic-ships-in-bangladesh-8734375.html. page consultée le 6 septembre 2013

[4The Shipbreaking Platform : Problems and Solutions. http://www.shipbreakingplatform.org/problems-and-solutions/. page consultée le 3 septembre 2013.

[5Union Européenne. 2011. Synthèse de la législation de l’UE. En ligne. http://europa.eu/legislation_summaries/environment/waste_management/l28043_fr.htm. page consultée le 3 septembre 2013 .